Se méfier des traîtres, mais les écouter aussi, car il peut y avoir des accents de vérité dans leurs propos. C’est évidemment bien sévère de qualifier de traître le professeur Allen Frances, psychiatre de renom, bien connu pour avoir façonné la psychiatrie américaine en étant le grand ordonnateur de ce que l’on appelle le DSM4, c’est-à-dire le livre de diagnostics des maladies mentales (1). Le chiffre 4 voulant dire que c’est la quatrième édition de cette œuvre, réalisée en 1994.
Mais voilà que ce psychiatre élégant, au sommet de sa carrière, se met à cracher dans la soupe. Lui qui avait commencé à mettre dans des cases «diagnostic» toutes les bizarreries du comportement humain met en cause ces successeurs qui se sont attelés à rédiger le DSM5, paru au printemps(lire Libération du 8 mai), en poussant encore plus loin le bouchon d’une psychiatrisation à outrance de la vie.

Cocktail. Le titre de son essai est sans appel : Sommes-nous tous des malades mentaux ? (2) Le point de départ de sa rupture se situe, dit-il, lors d’un cocktail à San Francisco, en mai 1989. Là, se retrouve tout le gratin de la psychiatrie américaine, et, entre autres, la nouvelle équipe qui va travailler sur le DSM5. Allen Frances papote, écoute ses collègues. Il a un choc, quand un de ses amis lui précise qu’il va ajouter dans le nouveau répertoire des maladies psy un syndrome : le «risque psychotique».
La preuve d’une dérive inquiétante pour Allen Frances. Etre atteint d’un «risque psychotique» ? «Absurde, lâche-t-il. L’écrasante majorité des individus susceptibles de présenter ce symptôme se sont révélés avoir été mal catalogués.» Seconde objection : «Nous n’avons à ce jour aucun moyen de prédire qui deviendra psychotique.» Ou encore : «De nombreuses personnes vont souffrir de dommages collatéraux en prenant des médicaments susceptibles d’entraîner obésité, diabète, maladies cardiovasculaires.» Enfin : «Il ne faut pas sous-estimer la stigmatisation.» Et puis cette interrogation de fond : «Depuis quand le fait d’être un sujet à risque équivaut-il au fait d’avoir une pathologie ?»
De fait, cette question risque de devenir centrale, à un moment où il est de bon ton de vanter les mérites de la médecine prédictive, en mélangeant allègrement le statut de malade à risque et celui de malade tout court. Allen Frances continue. «Le plus grave, c’est que je pouvais prétendre à plusieurs des troubles récemment découverts par mes collègues. Des troubles considérés comme des maladies mentales. Ma gourmandise et ma passion pour les crevettes ? De l’hyperphagie boulimique. Ma tendance à oublier visages ou noms propres ? Sans doute un trouble neurocognitif mineur.»
L’air de rien, c’est une critique acerbe de ce surdiagnostic, de cette mode totalement folle de psychiatriser les comportements des uns et des uns, à l’image du deuil, rebaptisé deuil pathologique. Avec beaucoup d’exemples, Allen Frances se lance dans la déconstruction ce qu’il a lui même créé, dénonçant, au passage, «l’abus massif de psychotropes aux Etats-Unis».
Machine. Non sans pertinence, il retrace les grandes phases de cette psychiatrisation : «Au tournant du XIXe siècle, seules six pathologies figuraient dans le premier recensement des maladies mentales, aujourd’hui on en dénombre plus d’une centaine.» Tout n’est pourtant pas à jeter, à ses yeux. Dans les années 70, le psychiatre Robert Spitzer aurait, selon lui, sauvé «la psychiatrie, avec le DSM3, où il visait à rendre le diagnostic psychiatrique à la fois plus systématique, plus homogène et plus fiable», posant «les fondations de la recherche en psychiatrie». Mais depuis ce serait comme une machine folle que l’on ne sait plus arrêter. Allen Frances reste néanmoins terriblement américain et… psychiatre, en continuant à militer pour le bon et juste diagnostic.
(1) «Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders», publié par l’American Psychiatric Association (APA). (2) Odile Jacob, 430 pp., 24 €.