Matthieu Ricard vit dans l'Himalaya depuis plus de quarante ans, au monastère Shechen, au Népal. Après avoir soutenu une thèse en génétique cellulaire à l'Institut Pasteur, sous la direction de François Jacob, il rejoint tout d'abord Darjeeling, en Inde, pour étudier auprès de Kangyur Rinpoche (1898-1975), grand maître du bouddhisme tibétain. Proche depuis 1989 du dalaï-lama, dont il est l'interprète français, il participe aux recherches de l'institut Mind & Life, organisation placée sous l'égide de ce chef spirituel et favorisant les échanges entre la science et le bouddhisme. A la veille du premier symposium européen de l'organisation, du 10 au 13 octobre, à Berlin, il en défend la thématique : la nécessité pour l'individu de se transformer par l'altruisme afin de transformer la société.
Votre "Plaidoyer pour l'altruisme. La force de la bienveillance" sort en librairie. Cette question est au coeur des recherches de l'institut Mind & Life, pourquoi ?
Le défi principal du monde moderne est de réconcilier trois échelles de temps : le court terme de l'économie, le moyen terme de la qualité de vie et le long terme de l'environnement.
La considération d'autrui est le seul concept qui permette de relier de façon cohérente ces trois échelles de temps. Le problème de l'environnement, en particulier, est typiquement une question d'altruisme et d'égoïsme. Selon le rapport Stern [du nom de l'économiste Nicholas Stern, qui a publié en octobre 2006 une étude qui fit date sur l'économie du changement climatique], réparer les dégâts environnementaux coûtera vingt fois plus cher aux générations futures que d'intervenir maintenant. Au rythme actuel, 30 % de toutes les espèces auront disparu d'ici à 2050. A l'âge industriel, l'impact de l'espèce humaine sur la planète est immense. L'altruisme prend une importance nouvelle : ce n'est pas un luxe, un noble idéal, mais une nécessité.
En quoi le bouddhisme peut-il être utile pour faire évoluer l'individu et la société dans cette direction ?
Le bouddhisme est une science de l'esprit qui apprend à se défaire des tendances habituelles forgées par des modes de pensée répétitifs. Il apprend à gérer les états mentaux, pensée après pensée, émotion après émotion, par la pratique de la méditation, l'entraînement de l'esprit.
La méditation, c'est-à-dire ?
Il faut démystifier le mot "méditer". Il se dit bhavana en sanscrit, ce qui signifie "cultiver", et gom en tibétain, soit "se familiariser avec". Méditer est un entraînement de l'esprit pour se familiariser avec une faculté. Imaginons que vous n'êtes qu'amour pour un enfant : cet état d'amour altruiste, qui emplit votre paysage mental, devient une méditation quand, au lieu de durer une ou deux minutes, vous le cultivez pendant une trentaine de minutes, durant lesquelles vous le nourrissez, le maintenez et le ravivez s'il s'amenuise.
Qu'apportent à cette pratique les données de la science ? Comment le dalaï-lama a-t-il été amené à s'y intéresser ?
Le dalaï-lama a toujours eu une immense curiosité pour l'approche scientifique. En 1987, Francisco Varela, un neurobiologiste d'origine chilienne qui a travaillé à Harvard puis en France, à la Salpêtrière, a décidé de créer, avec l'homme d'affaires américain Adam Engle, une structure qui organiserait des rencontres entre le dalaï-lama et de grands chercheurs. Petit à petit, il est ainsi apparu que la pratique de la méditation avait partie liée avec la science.
Les recherches des neuroscientifiques montrent que l'attention, l'équilibre émotionnel, la bienveillance, la compassion et d'autres qualités peuvent être engendrés et cultivés par la méditation et qu'elles ont un impact mesurable. Notamment grâce à l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui permet de localiser les aires cérébrales activées. Dans le cadre de ces recherches, le méditant expérimenté - qui totalise de 10 000 à 60 000 heures de méditation - n'est pas seulement un cobaye : c'est un véritable collaborateur. Son rôle est essentiel pour établir le protocole de recherche, et sa faculté d'engendrer des états mentaux clairs et durables, capacité acquise par la méditation, permet d'obtenir des résultats fiables.
Vous-même avez passé des centaines d'heures dans les tunnels des machines IRM, en méditation. Dans quel but ?
En 2007, je me trouvais dans le laboratoire de Tania Singer, spécialiste mondiale de l'empathie. Tania me demanda d'engendrer un puissant sentiment d'empathie en imaginant des personnes affectées par de grandes souffrances. Je venais de voir un documentaire sur un orphelinat roumain. Ainsi, sous IRM, pendant une heure, en alternance avec de courtes périodes neutres, je me représentais, le plus intensément possible, ces souffrances sans nom. Entrer en résonance avec cette douleur devint rapidement intolérable. L'empathie dissociée de l'amour et de la compassion m'avait mené au burn-out. Lorsque j'ai fait basculer l'orientation de ma méditation vers l'amour et la compassion, mon paysage mental s'est transformé du tout au tout. J'ai ressenti un profond courage lié à un amour sans limites envers ces enfants. L'amour altruiste crée en nous un espace positif qui sert d'antidote à la détresse empathique.
Tania Singer et ses collègues ont maintenant entrepris une étude qui vise à entraîner pendant une année 200 volontaires novices à l'empathie et la compassion, puis à les comparer à 200 autres qui auront suivi un entraînement sans lien avec l'altruisme.
La méditation modifierait-elle la structure et l'activité fonctionnelle du cerveau ?
Chaque type de méditation entraîne des changements tant fonctionnels que structurels. Pour localiser des aires précises sous IRM, le méditant alterne les périodes de méditation et les périodes neutres : 60 secondes de méditation, 45 secondes de repos, pendant plus d'une heure. Chez les sujets qui méditent sur l'amour altruiste et la compassion, Richard Davidson, de l'université de Madison, et Antoine Lutz, aujourd'hui chercheur au CERN à Lyon, ont constaté une hausse remarquable de la synchronisation des oscillations des ondes cérébrales dans les fréquences dites gamma, associées à la connectivité entre différentes aires du cerveau.
Donc, la méditation sur l'amour altruiste a une signature spécifique ?
Oui, à raison de vingt minutes de méditation par jour sur la compassion, pendant huit semaines, certaines zones du cerveau commencent à changer. Dans le cas de la méditation sur la bienveillance, par exemple, l'amygdale, aire liée à l'agressivité et à la peur, diminue en densité. Les zones reliées à l'empathie, comme l'insula, sont activées et augmentent structurellement, avec davantage de connexions neuronales. Or, la neuroplasticité du cerveau reste active jusqu'à la mort.
L'entraînement de l'esprit est-il la solution miracle ?
Miracle, non, mais utile, certainement. En 2012, il y a eu près de 500 publications scientifiques sur les effets cliniques de la réduction du stress par la "pleine conscience". Un état mental acquis par la méditation sur la "présence ouverte", qui consiste à laisser son esprit reposer dans un état vaste et alerte à la fois, libre des enchaînements de pensée : l'esprit n'est concentré sur aucun objet particulier, mais reste parfaitement présent. De même, il a été montré que les thérapies cognitives fondées sur la pleine conscience réduisent de près de 30 % à 40 % les risques de rechute à la suite de deux ou trois dépressions graves.
Vous liez la transformation individuelle à celle de la société ?
L'antidote au narcissisme individualiste, au "moi moi moi" du matin au soir, passe par la considération d'autrui, la bienveillance et l'attention à l'autre. Comme le disait Martin Luther King, "nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots". Il faut oser l'altruisme, oser dire qu'on peut le cultiver, oser enseigner l'apprentissage coopératif dans l'éducation. Oser dire qu'il peut y avoir une économie altruiste, et que la question de l'environnement se ramène à une question d'altruisme.
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