Quand l'abstinence sexuelle passionne les juristes
| 13.12.11
Le droit offre de temps à autre des gourmandises dont raffolent la communauté des juristes et autres amateurs de prose jurisprudentielle. Ainsi en est-il depuis quelques jours d'un arrêt rendu par la cour d'appel d'Aix-en-Provence qui a condamné un homme à verser 10 000 euros de dommages et intérêts à son ex-épouse au motif qu'il ne l'honorait plus sexuellement depuis plusieurs années.
L'histoire est la suivante. Dans le cadre d'une procédure de divorce, Elisabeth B. explique la dégradation de ses relations avec son époux, après vingt ans de mariage, notamment par l'absence de relations sexuelles entre eux. Le mari, Jean G., dément toute mauvaise volonté de sa part à s'abandonner dans les bras de son épouse et met en avant des "problèmes de santé et une fatigue chronique générée par ses horaires de travail" pour justifier son faible appétit conjugal. Mais le tribunal, puis la cour, lui donnent tort.
Ils considèrent tout d'abord que le mari ne rapporte pas la preuve de problèmes de santé "le mettant dans l'incapacité totale d'avoir des relations intimes avec son épouse". Les juges relèvent surtout que "les attentes de l'épouse étaient légitimes dans la mesure où les rapports sexuels entre époux sont notamment l'expression de l'affection qu'ils se portent mutuellement, tandis qu'ils s'inscrivent dans la continuité des devoirs découlant du mariage".
L'épouse délaissée est donc bien fondée à se prévaloir d'un préjudice, concluent les juges en se fondant sur l'article 1382 du code civil selon lequel toute personne "qui cause un dommage à autrui" lui doit réparation.
Voilà pour les faits. Mais la publication récente de cet arrêt, rendu le 3 mai, suscite des commentaires passionnés dans le petit monde des juristes émérites. Ainsi de Me Emmanuelle Pierroux qui, dans la Gazette du Palais, ironise sur ce nouveau commandement : "En mariage, une sexualité active tu auras donc, sinon ton conjoint victime, abstinent forcé par ta faute, tu indemniseras !"
Au moment où l'abstinence sexuelle est célébrée en librairie, relève l'avocate, voilà que des juges décrètent "pas de sexe, plus de mariage !". "Cette thèse est choquante tant le devoir conjugal n'implique pas nécessairement l'existence d'une sexualité active entre époux", écrit Me Pierroux.
"L'amour au rabais"
L'ancien magistrat Philippe Bilger s'est également penché avec intérêt, et le talent qu'on lui connaît, sur cette affaire. Dans le billet titré "L'amour au rabais" qu'il lui consacre sur son blog (www.philippebilger.com), l'ex-avocat général s'indigne de son côté... du faible montant des dommages et intérêts accordés à l'épouse. "Dix mille euros, c'est tenir pour presque rien les sens et qu'ils vous ont été interdits."
"Qui osera courir le risque de l'exhibition, devant des magistrats, d'une existence privée du meilleur pour une si médiocre réparation ?" Et le nouvel affranchi du corps des magistrats, de s'interroger sur cette hypothèse : ses ex-collègues"auraient-ils pu oublier l'exaltation intime au point de ne quantifier qu'un amour au rabais ?"
Pascale Robert-Diard
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