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jeudi 22 décembre 2011


Le Point - Publié le 15/12/2011 à 01:51

Affaire Agnès. Un magistrat peut-il anticiper le risque de récidive ?

CLAUDE ASKOLOVITCH

Avoir un gosse devant soi, deviner son destin tragique et admettre qu'on n'y pourra rien, tout juge que l'on est."Je sais qu'un jour il sera jugé pour meurtre ou pour viol", assure Sabine Orsel, responsable de l'Union syndicale des magistrats (USM), quand elle se souvient de Clément, connu dans un ancien poste de juge des enfants. Un gosse marqué, suivi dès l'âge de 3 ans, placé. Violences, vols, incarcération, centres éducatifs fermés - Clément a tout fait, jusqu'à frôler le pire avant 15 ans."Enfermé, il détruisait les sanitaires, les autres internés finissaient par le détester parce qu'on leur coupait l'eau ; on l'a placé dans un centre d'une réputation impeccable ; après dix jours, il est entré dans la chambre d'une fille, a commencé à la déshabiller de force. Si personne n'était intervenu, il la violait."
Pourquoi parler de Clément quand la France aujourd'hui n'a peur que de Mathieu, cet ado de 17 ans, violeur et meurtrier présumé d'Agnès, 13 ans, au Chambon-sur-Lignon ? Parce que les drames ne sont pas seulement imprévisibles. Mathieu, violeur présumé en attente de procès pour une agression antérieure, pourtant placé dans un lycée-collège mixte, illustrerait, selon le ministre de l'Intérieur, Claude Guéant, les "dysfonctionnements" d'un système promis à la réforme sans fin. En réalité, un fonctionnement normal ne garantit rien. Il y a à Nîmes un juge d'instruction et un expert psychiatre qui ont estimé Mathieu réinsérable. Contrairement à Clément le prédestiné, Mathieu était entouré d'une famille concernée. Le jeune homme était suivi. La récidive, en matière de viol, est ultraminoritaire. Rien n'était écrit mais le pire est arrivé."Nostradamus n'existe pas", dit Gérard Rossinelli, vice-président du syndicat des psychiatres hospitaliers. Il expose la nuance entre la fragilité psychiatrique d'un individu, décelable par un praticien, et sa dangerosité criminelle : "Là, nous ne savons pas l'appréhender. Un simple entretien individuel avec un criminel présumé ne permet certainement pas de poser des prédictions !" Cette incertitude accompagne tous ceux qui font écran entre la société et ceux qui la menacent.
Dérapage. Ils sont juge des enfants, juge d'instruction, juge des libertés et de la détention, juge d'application des peines. Ils ont la clé d'une liberté pour des individus potentiellement dangereux, pas encore jugés ou déjà condamnés. Ils peuvent se nourrir ou se couvrir d'un avis d'expert. Ils sont aussi tenus par la loi. Le principe général fait prévaloir la liberté sur la détention."Il faut deux juges pour mettre quelqu'un en détention - un juge d'instruction et un juge des libertés et de la détention, par exemple -, mais un seul pour libérer quelqu'un", dit Mathieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature. La justice des mineurs pense réinsertion : il était important que Mathieu reprenne une scolarité ! Les détentions sont limitées dans le temps, et chacun fait ce qu'il peut."Clément va revenir chez lui bientôt, avec deux petites soeurs qu'il peut mettre en danger, dit Sabine Orsel.Les psychiatres se sont refusés à le déclarer malade, pour ne pas se charger de lui."
Conclusion ? Les juges gèrent contraintes et contradictions. On vit avec l'inquiétude de mal faire."Mettre quelqu'un sous mandat de dépôt ou l'en faire sortir, c'est un choix qui vous ronge", confie Bonduelle. Lui, juge d'instruction, se souvient d'une affaire qui l'accompagnait jour et nuit. Des jeunes gens, accusés de viols et d'actes de barbarie, incarcérés avant leur procès."Certains menaçaient de se suicider en prison, tentaient des passages à l'acte. Et, en même temps, la gravité des faits, leurs antécédents justifiaient leur détention." Bonduelle a tenu sa position. Il aurait pu avoir tort. Cela ne signifie rien. La justice n'est pas une science exacte. Elle reflète aussi les inégalités sociales."J'ai déjà laissé des violeurs avérés en liberté avant leur procès - où ils ont été condamnés, se souvient Sabine Orsel.Des fils de notables ayant dérapé dans une soirée arrosée. Ils étaient devenus étudiants, ils avaient conscience de leur acte, le risque de récidive n'existait pas."
Les magistrats se plaignent de leur solitude au moment de la décision. Mais la collégialité, réclamée par les syndicats, ne supprimera pas la malchance."Je sais juger des faits passés, affirme Henri Ody, vétéran du siège, délégué de l'USM à Caen.Mais je ne sais pas prédire l'avenir d'un individu." C'est pourtant la demande - contradictoire - de la société et du politique : stigmatisée pour sa cruauté à Outreau, la justice est soupçonnée d'imprévoyance au Chambon-sur-Lignon. Savoir, prévoir. Punir par anticipation. Ne pas se tromper. Michel Mercier, ministre de la Justice, veut "améliorer l'étude de la dangerosité d'un individu". Un débat de fond : contre la psychiatrie française, réputée intuitive et empirique, certains réclament un aggiornamento anglo-saxon ; la méthode "actuarielle", faite de statistiques qui détermineraient le potentiel explosif d'un individu."Je refuse le scientisme bêta, dit le psy et criminologue Roland Coutanceau.Mais l'aveu d'impuissance est aussi insatisfaisant. En délinquance sexuelle, il y a des facteurs dans un premier passage à l'acte qui méritent que la société et la justice soient prudentes pour la suite - s'il y a eu séquestration ou usage d'une arme, par exemple. N'en faisons pas une norme, mais gardons-le à l'esprit."
Tout-répressif. La tentation de la norme existe pourtant. L'affaire du Chambon, c'est une première, est venue effacer des clivages idéologiques. L'opinion politique est allée un cran plus loin vers le tout-répressif. Des responsables socialistes ont réagi aussi vite que la droite sarkozyste, et dans des termes comparables. Pierre Moscovici, directeur de campagne de François Hollande, a réclamé des centres d'éducation fermés pour des mineurs "dans la situation" de Mathieu : précisément ce que veut François Fillon. La gauche lorgne sur le modèle canadien et son fichier national de délinquants sexuels. C'est oublier que Mathieu, quand il a entraîné Agnès dans la forêt du Chambon-sur-Lignon, n'avait pas encore été jugé, restait un innocent judiciaire et n'aurait pu être inscrit sur aucun fichier.

Un fait divers = une loi

Lorsqu'un fait divers fait irruption dans l'actualité, les gouvernements - surtout de droite - ont le réflexe d'annoncer une réforme censée éviter qu'une telle horreur ne se reproduise. Ce fut le cas à la suite des affaires Guy Georges, Bodein, Fourniret, du pédophile Francis Evrard, de l'assassinat de la joggeuse Nelly Crémel, d'Anne-Lorraine Schmitt dans le RER ou de Laetitia Perrais en 2011. En sept ans, cinq lois sur les criminels sexuels ont été adoptées. Trois mesures ont ainsi été décidées après le meurtre d'Agnès. Une modification des procédures d'évaluation de la " dangerosité " des " criminels violents ". Les chefs d'établissement devront être informés des faits reprochés à un élève au moment de l'inscription. Dans l'attente du jugement d'un mineur, le ministère public préconisera son placement en centre d'éducation fermé.

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