Par Mattea Battaglia et Camille Stromboni Publié. le 25 février 2024
Crise écologique, guerres, risques sanitaires, manque de perspectives… « Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point les discours de “désespérance” et les messages fatalistes ont des conséquences, à un âge où on se construit », rapporte Charles-Edouard Notredame, psychiatre au centre hospitalier universitaire (CHU) de Lille, qui coordonne la ligne d’écoute nationale 3114 de prévention du suicide.
Dans la bouche des médecins, psychiatres et pédopsychiatres, en première ligne face à la souffrance des adolescents et des jeunes adultes, un constat revient : le contexte anxiogène, s’il est loin d’expliquer à lui seul le mal-être d’une frange de la jeunesse, pèse sur les esprits. Mais c’est un enchevêtrement de facteurs qui mène certains jeunes jusqu’aux « idées noires » ou à la tentative de suicide. Des jeunes, semble-t-il, de plus en plus nombreux : c’est la tendance dessinée par le baromètre sur le sujet rendu public, le 6 février, par Santé publique France.
Cette enquête, déclarative, menée en 2021 – l’an II de la crise sanitaire liée au Covid-19 – auprès d’un échantillon de près de 30 000 personnes de 18 à 85 ans, a mis un coup de projecteur sur la détérioration de la santé mentale des 18-24 ans : les pensées suicidaires déclarées ont été multipliées par plus de deux depuis 2014 dans cette tranche d’âge, passant de 3,3 % à 7,2 %. Une évolution d’autant plus marquante que les données pour les autres classes d’âge tendent à stagner, avec une prévalence de 4,2 % pour l’ensemble des répondants.
Services saturés
Chez les jeunes majeurs toujours, les tentatives de suicide déclarées les douze derniers mois ont augmenté de plus de 60 % (de 0,7 % en 2017 à 1,1 % de cette tranche d’âge en 2021) ; celles sur l’ensemble de leur vie de 50 % sur la même période (passant de 6,1 % à 9,2 %). Une rupture au regard des précédents baromètres qui, depuis le début des années 2000, et à intervalles réguliers, donnaient pour cette tranche d’âge des résultats inférieurs ou comparables à ceux des répondants plus âgés.
Un « changement important », appuie Santé publique France, confirmé par d’autres mesures tendant à démontrer qu’il se poursuit : le nombre de passages aux urgences pour idées et gestes suicidaires a été plus élevé en 2022 et en 2023 qu’en 2021, rapporte ainsi l’instance publique.
Sur le terrain, le constat est largement partagé : si le choc du Covid-19 et de ses confinements s’éloigne, la demande de soins, chez les jeunes adultes comme chez les adolescents, ne faiblit pas. Au contraire : services saturés en pédopsychiatrie et en psychiatrie, délais pour accéder à une consultation qui s’allongent (jusqu’à six mois après une tentative de suicide, alors qu’un contact avec un médecin dans le mois qui suit est généralement préconisé), chambres sanctuarisées aux urgences pédiatriques pour accueillir les « TS » (tentatives de suicide), lits occupés par des jeunes patients « suicidaires » en pédiatrie… Ni l’hôpital ni la médecine de ville ne voient baisser la vague.
Or, les professionnels le soulignent : les tensions sur le système de soins de premier recours, engorgé de toutes parts, et les prises en charge plus tardives, ont de lourdes conséquences. Car cela ne permet plus de faire de la prévention et de désamorcer les crises.
Au CHU de Nantes, ce sont sept à huit enfants par jour qui arrivent en pédiatrie pour des idées suicidaires, quand, pour y répondre, l’équipe de pédopsychiatres intervenant dans le service est passée de six à un médecin en quelques mois. « C’est terrible, on n’a jamais eu une telle inadéquation entre l’offre et la demande », rapporte la pédiatre Christèle Gras-Le Guen, cheffe du pôle femme-enfant-adolescent de ce CHU.
Deuxième cause de décès
Et le constat remonte à tous les niveaux. Lancée à l’automne 2021, la plate-forme d’écoute, d’orientation et d’intervention du 3114 a dépassé les 500 000 appels reçus – dont « beaucoup de parents démunis, beaucoup de jeunes, des adolescents, parfois des enfants », rapporte Charles-Edouard Notredame, qui en assure la coordination adjointe. Les quinze centres d’appels, dont trois ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre à Lille, Montpellier et Brest, recevaient en moyenne 600 à 800 appels quotidiens. « On est aujourd’hui plutôt à 1 000 appels par jour », relate le psychiatre. « Ces besoins croissants interrogent les moyens dévolus à nos services, mais cela va bien au-delà : c’est l’organisation des soins qu’il nous faut remettre en jeu », tient-il à souligner.
En France, le suicide représente la deuxième cause de décès chez les 15-24 ans, après les accidents de la route. On ne dispose pas de données récentes permettant d’observer la situation post-Covid : Santé publique France, citant le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès, fait état de 8 366 enregistrements de décès par suicide en 2017, tous âges confondus (dont 300 à 350 jeunes, estiment les médecins), en baisse depuis 2001, contrairement aux pensées et tentatives suicidaires chez les jeunes.
Pour expliquer cette tendance qui s’ancre sur le temps long, les professionnels de santé rappellent au préalable que cette phase de la vie est celle de « toutes les vulnérabilités ». « L’adolescence est un moment de transition, de transformations, de construction de l’identité et d’acquisition de l’autonomie, rappelle Marie Rose Moro, pédopsychiatre. Un moment où il faut créer un système de liens, sortir du foyer pour aller vers le monde extérieur et se l’approprier. Une période d’apprentissage, de découvertes, d’expériences, mais aussi de doutes, d’inquiétudes, de peurs. »
Dépressions de plus en plus tôt
Est-ce plus vrai aujourd’hui qu’hier ? Autrement dit, les fragilités sont-elles devenues plus fortes ? « En consultation, ces jeunes nous disent qu’ils se sentent très seuls, reprend celle qui est aussi cheffe de service de la maison des adolescents de l’hôpital Cochin (Maison de Solenn) à Paris. La famille, l’école, l’université… tous ces cadres et ces institutions censés permettre de grandir dans un collectif, protecteur, sont questionnés aujourd’hui. »
Avec un sentiment d’isolement vécu parfois au sein même des familles : « Quand je demande à ces jeunes patients s’ils parlent de leur mal-être à leurs parents, la réponse est souvent la même : “Je ne veux pas les inquiéter”, dit-elle encore. Comme si nous-mêmes, adultes, apparaissions trop fragiles. »
S’y ajoutent les facteurs attendus de risques : les troubles ou maladies psychiatriques (anxiété, dépression, schizophrénie…) qui apparaissent souvent à cet âge, la précarité, les violences… Le psychothérapeute Guy Benamozig insiste aussi sur « l’intériorisation des crises à répétition », le « poids des addictions » et le « sentiment d’enfermement », à l’heure où les réseaux sociaux et les écrans donnent pourtant l’impression d’être hyperconnecté.
« Ces outils peuvent avoir des effets positifs, concède-t-il, mais aussi nourrir une incapacité à se poser, à réfléchir, à mentaliser… » Guy Benamozig a créé, en 2015, l’association LaVita, qui propose gratuitement aux 13-25 ans une prise en charge « en ville », financée par des fonds privés, avec l’objectif de les faire entrer dans un parcours de soins en réseau sur cinq mois au moins.
Si ce psychothérapeute perçoit bien dans la période Covid-19 un « tournant », il évoque aussi des effets de long terme avec, avant même la crise sanitaire, des dépressions de plus en plus tôt. La pédiatre Christèle Gras-Le Guen, au CHU de Nantes, abonde : « Avant, les idées noires, les tentatives de suicide concernaient plutôt des jeunes de 14-15 ans. Maintenant, la majorité a plutôt entre 11 et 14 ans, avec une singularité : on voit plus de filles que de garçons » – quand les morts par suicide sont plus des garçons que des filles.
« Lisibilité insuffisante »
Comme d’autres professionnels, elle use de prudence sur les liens de cause à effet avec la crise du Covid-19. « Il y a eu un effet accélérateur, on a vu un afflux d’enfants qui allaient mal, après cette période où ils ont été privés de tout, de lien social, d’école, d’amis… Mais si la détérioration de leur santé mentale n’était qu’un effet du confinement, maintenant qu’il s’éloigne, on devrait aujourd’hui constater de premiers signes d’amélioration. Or il n’en est rien : c’est même tout l’inverse », pointe la cheffe du service pédiatrie, qui rappelle que le phénomène dépasse l’Hexagone et touche d’autres pays d’Europe ou l’Amérique du Nord.
Certaines publications scientifiques ont aussi rappelé, à partir de données de pandémies précédentes, que l’impact sur la santé mentale peut intervenir souvent à distance de la crise, parfois des années après.
Marie-Odile Krebs, cheffe du pôle hospitalo-universitaire évaluation, prévention et innovation thérapeutique au groupe hospitalier universitaire Paris psychiatrie et neurosciences, fait valoir un autre élément : le « trou dans la raquette » dans l’accès aux soins des 15-18 ans en particulier. Une tranche d’âge durant laquelle les jeunes ne se reconnaissent plus vraiment comme relevant de la pédopsychiatrie, mais où il est compliqué de les faire basculer vers des services adultes.
« Ces grands ados et jeunes adultes peinent à trouver la bonne porte, ils nous le disent en consultation et leurs parents aussi : la lisibilité de l’accès aux soins est très insuffisante », souligne cette professeure de psychiatrie, qui dirige un centre d’évaluation pour jeunes adultes et adolescents rencontrant des difficultés psychiques débutantes.
Dans ce service, où la moyenne d’âge des patients est de 19 ans, ceux qui ont été suivis enfants ne l’ont généralement plus été à partir de 15 ou 16 ans ; et la plupart arrivent déjà majeurs sans suivi préalable alors que leurs difficultés sont apparues depuis plusieurs mois ou années. Ces jeunes ont pourtant des besoins, rappelle cette médecin : l’âge de transition correspond au « pic d’émergence » des troubles psychiatriques. Soixante-quinze pour cent d’entre eux apparaissent avant l’âge 25 ans.
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