par Sascha Garcia publié le 24 février 2024
«Grâce au cannabis, je vis normalement pour la première fois depuis des années», retrace au bout du fil Mounir, 49 ans, la voix emplie de soulagement. Atteint de douleurs neuropathiques depuis un AVC hémorragique, ce consultant international en biologie médicale a enfin trouvé «la solution» à ses maux depuis trois ans : les fleurs de cannabis à inhaler. «Depuis vingt-quatre ans, c’est comme si on m’enfonçait une grande barre de métal dans le corps et la tête, sur tout le flanc gauche, plusieurs fois par jour, poursuit-il. Dès que j’ai mal, je vapote, et la douleur s’estompe.» «Le gros avantage des fleurs, c’est leur rapidité : en un quart d’heure, je ne souffre plus», soutient pour sa part Franck Milone, atteint d’une sclérose en plaques depuis l’âge de 19 ans. Le désormais trentenaire vapote lui aussi des fleurs de cannabis médical pour diminuer ses douleurs chroniques et revenir à un rythme de vie convenable, ayant enfin retrouvé le sommeil. Un traitement salvateur expérimental et très encadré, pourtant bientôt indisponible en France.
Une décision «brutale»
L’annonce est tombée comme un couperet. Les fleurs de cannabis, qui font partie intégrante de l’expérimentation du cannabis thérapeutique lancée en 2021 en France, ne seront plus livrées aux hôpitaux dans à peine un mois. Un mail de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), envoyé le 2 février aux praticiens et consulté par Libération, avertit que le laboratoire canadien Aurora, qui fournit gratuitement la France en fleurs de cannabis thérapeutique depuis trois ans, a décidé «de ne pas poursuivre la fourniture de fleurs séchées après le 26 mars 2024, écrit l’ANSM. Une fois les stocks épuisés, cette forme de cannabis médical ne sera plus disponible au niveau national.» Le laboratoire Aurora n’a pas répondu à nos sollicitations.
Cette décision semble faire suite à un choix politique, les fleurs ayant été, contre toute attente, exclues du dernier projet de loi sur le financement de la Sécurité sociale (PLFSS). Le texte voté en novembre, qui prévoit de prolonger l’expérimentation pendant cinq ans uniquement avec l’huile de cannabis, a acté l’arrêt des prescriptions des fleurs au 31 décembre 2024. Mais le nouveau délai annoncé par l’ANSM, considérablement raccourci, laisse pantois. «Ce qui nous surprend en tant que médecin, c’est la brutalité de la décision», déplore Nicolas Authier, médecin psychiatre et président du Comité scientifique temporaire de suivi de l’expérimentation du cannabis médical.
Les professionnels de santé n’ont désormais plus que quelques semaines pour adapter le traitement. «On pensait avoir le temps d’arrêter progressivement la thérapie. L’arrêt d’un traitement pris depuis plusieurs années, ça ne se fait pas sur quinze jours, mais sur plusieurs mois, met en garde le praticien, également chargé du suivi de plusieurs participants à l’expérimentation. Cela risque d’avoir d’importantes répercussions sur la douleur ressentie par les patients.» Laure Copel, cheffe de service des soins palliatifs du groupe hospitalier Diaconesses Croix Saint-Simon (Paris), abonde : «Pour certains, la rupture des fleurs séchées va être insupportable. En tant que médecin, ce n’est pas acceptable. C’est quand même dommage de devoir arrêter un traitement équilibré qui fonctionne.»
Vertus médicales indéniables
Environ 3 000 participants à l’expérimentation, notamment en soins palliatifs, bénéficient des nouveaux traitements à base d’huile et de fleurs de cannabis, sous le regard expert d’addictologues et de médecins. S’ils avaient été légalisés, plus de 300 000 patients français auraient pu être concernés par ces deux traitements complémentaires mais aux bénéfices inverses : «L’huile a une efficacité préventive, et est utilisée en traitement de fond, détaille Laure Copel. Les fleurs ont une forme d’action rapide pour les crises de douleurs aiguës.»
Plus que la simple réduction rapide des douleurs, les fleurs de cannabis thérapeutique ont de nombreuses vertus, que la cheffe de service s’efforce de rappeler : «En soins palliatifs, le traitement à base de fleurs permet d’apaiser, d’augmenter l’appétit, de diminuer les nausées… C’est un super médicament pour tranquilliser les patients, qui pour certains, sont victimes de bouffées d’angoisse liée à leur situation.» Jusqu’à présent, l’expérimentation n’a révélé aucune contre-indication à la prescription de ce médicament, avec lequel il n’est pas possible de faire une overdose. «C’est ça qui est difficile à comprendre en tant que patient, souligne Franck Milone. Il n’y a aucun sujet de santé publique négative avec le cannabis médical.» L’exemple de la légalisation du cannabis thérapeutique chez de nombreux voisins européens, comme l’Allemagne – qui est également en voie de dépénaliser le cannabis récréatif –, les Pays-Bas ou encore l’Italie, a largement démontré ses bienfaits pour les patients en échec thérapeutique.
Malgré tout, la France n’ose pas encore franchir le pas. «Beaucoup de gens pensent que c’est de la drogue. Ma propre mère a du mal à accepter», se désole Mounir. Souvent associées à une utilisation récréative, les fleurs de cannabis thérapeutiques ne sont pas consommées de la même manière : elles sont inhalées à l’aide d’une machine et non fumées, et font l’objet d’une posologie stricte, rappellent les médecins. Qui alertent sur la suppression de ce médicament sans aucune alternative. «Si on possédait un équivalent avec une action aussi rapide, cela nous conviendrait très bien, et aux patients aussi», pointe Nicolas Authier. Le médecin est catégorique : à l’heure actuelle, «à efficacité comparable, on n’en possède pas». «Je ne suis pas particulièrement attachée aux fleurs en tant que telles, mais attachée au fait d’avoir un médicament qui puisse agir aussi vite, soutient Laure Copel. Sans alternative, on nous prive d’une possibilité de soulager les patients.»
Une situation délicate pour les professionnels de santé, qui voient leurs patients s’inquiéter pour leur quotidien. L’idée trouvée au débotté par Nicolas Authier serait d’augmenter la posologie du traitement à base d’huile de cannabis. Un jeu de bascule toutefois loin de convaincre Mounir. Car, en cas de crise, l’huile ne suffit pas à calmer ses douleurs. «On me retire tout simplement un médicament. Je ne comprends pas qu’on nous l’interdise, après nous l’avoir fait essayer», s’irrite-t-il. Le patient s’alarme d’autant plus que les alternatives proposées sont dérisoires. «On m’a proposé de reprendre les opioïdes. Mais moi, c’est hors de question de retomber là-dedans.»
Tomber dans l’illégalité
Sous fentanyl – un analgésique opioïde très puissant – pendant des années avant de se lancer dans l’expérimentation, Mounir se souvient d’une «vie complètement décalée», celle d’un «gros toxico». «J’étais complètement défoncé et addict, je me débrouillais pour avoir une double ordonnance… J’étais monté à des doses effroyables. Les pharmaciens me demandaient comment je faisais pour tenir debout.» Des effets qu’il ne subissait plus. «Le cannabis, je n’en suis pas du tout dépendant, je n’ai jamais augmenté la dose. Qu’on arrête les fleurs de cannabis pour nous faire retomber dans cette merde, c’est ça qui me met le plus en colère», s’insurge-t-il. Mounir est résolu à continuer de consommer des fleurs, quitte à s’en procurer «de manière illégale» : «Je ne vois pas quoi faire d’autre.»
«C’est une réalité, soutient Laure Copel. Certains patients vont être tentés par le réseau souterrain, car ils ont vraiment besoin d’être soulagés.» C’est déjà ce que fait Franck Milone, qui n’a pas souhaité prendre part à l’expérimentation pour laisser sa place «à des gens qui n’ont pas d’autres solutions et qui sont à des stades plus avancés de leur maladie». En dehors de ce cadre légal, il concède ne pas avoir d’autres choix : «Malheureusement, je fais comme la grande majorité des patients, je suis forcé à être dans l’illégalité.» Le jeune entrepreneur, qui a créé l’une des rares entreprises de l’Hexagone à cultiver du cannabis médical à des fins de recherche en a fait son «combat» : «Je veux faire en sorte que les Français aient accès au cannabis thérapeutique».
«Monsieur Darmanin, il n’y a pas à avoir peur»
Franck Milone n’est pas le seul à s’activer pour faire entrer dans le droit commun l’usage du cannabis médical en France. Sur les bancs du Sénat, Anne Souyris, élue parisienne des Verts, compte bien mettre le gouvernement devant le fait accompli. «Quels sont les arguments sanitaires à l’arrêt des fleurs séchées ? S’il n’y en a pas, nous allons faire en sorte d’aller au bout de l’expérimentation, et dans sa totalité, avec l’huile et les fleurs», affirme la sénatrice avec détermination. Selon elle, cette décision est avant tout «d’ordre politique». «Sauf que la problématique sanitaire doit prévaloir sur ce sujet. Et depuis le début de l’expérimentation, aucun problème de sécurité publique n’a été constaté avec la prescription de ces fleurs à quelques patients», assure-t-elle, avant de tacler le ministre de l’Intérieur : «Pourquoi Monsieur Darmanin n’aurait-il pas voulu poursuivre l’expérimentation avec les fleurs séchées ? On parle d’un dispositif extrêmement encadré, il n’y a pas à avoir peur.» Car les différents rapports d’étape l’ont montré : aucune information sur un quelconque dévoiement des fleurs de cannabis n’est ressortie de l’expérimentation. Sollicité, le ministère de l’Intérieur n’a pas donné suite.
Contactée par Libération, l’ANSM estime qu’«actuellement un peu moins de 100 patients sont traités par les fleurs». Soit seulement 3 % des 3 000 participants à l’expérimentation, dont il faudrait alors financer le traitement en fleurs séchées, quand il ne sera plus offert par le laboratoire. «C’est très peu, ça ne coûterait pas une fortune à l’Etat», insiste Anne Souyris, qui veut croire en la générosité du gouvernement. Mais l’heure ne semble pas être aux dépenses : le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, vient d’acter une coupe de 10 milliards d’euros dans le budget de l’Etat.
Le dossier du cannabis médical se trouve désormais sur le bureau du nouveau ministre de la Santé, Frédéric Valletoux, dont le ministère a botté en touche après les sollicitations de Libération : «La fin des prescriptions des sommités fleuries […] s’explique par le souhait de l’industriel de ne pas poursuivre la fourniture de ces produits compte tenu de leur exclusion à l’issue de l’expérimentation», sans donner d’explication sur les raisons, justement, de cette exclusion. Si le sujet risque d’être éclipsé par la multitude d’autres urgences dans le domaine sanitaire, sa légalisation permettrait pourtant à des centaines de milliers de patients en France de se soigner convenablement. «C’est tout ce qu’on demande : avoir droit à la santé sans que ce soit un parcours du combattant !» clame Franck Milone. Et le jeune homme d’espérer : «Pouvoir enfin aller chercher du cannabis en pharmacie, oui, ça me changerait la vie.»
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