par Elise Viniacourt publié le 21 février 2024
Les sanglots lui font perdre les mots. En août 2023, un habitant de la paisible ville d‘Ivins dans l’Utah (Etats-Unis), en ligne avec le numéro d’appel d’urgence du 911, tente de se ressaisir. Sans y parvenir. «Ce garçon a été… Ce gamin a manifestement été… Je pense qu’il a été…» l’entend-on bégayer sur l’enregistrement publié par des médias. Devant lui, un enfant de 12 ans patiente. Quelques minutes auparavant, le garçon amaigri est sorti par la fenêtre d’une maison du voisinage pour venir jusqu’à sa porte quémander un peu de nourriture. Le regard du voisin descend jusqu’à ses chevilles : blessées, elles sont emprisonnées dans du ruban adhésif. «Il a été détenu», finit-il par lâcher au policier au bout du fil.
Sept mois plus tard, mardi 20 février, dans une salle de tribunal, la mère de l’enfant, Ruby Franke, s’excuse en larmes. «Je pleurerai à tout jamais le fait d’avoir blessé vos âmes fragiles», se morfond la femme de 42 ans. Après l’appel au 911 du voisin, les enquêteurs ont découvert que la quadragénaire faisait subir un calvaire à ses six enfants. Des coups de botte, une tête maintenue de force sous l’eau, une petite fille forcée de sauter dans un cactus…
Inculpée pour six chefs de maltraitance, Ruby Franke a plaidé coupable pour quatre d’entre eux et a été mardi 20 février condamnée à une peine pouvant aller jusqu’à trente ans de prison. Une lourde sentence à l’ironie féroce : pendant des années, cette mère a donné des conseils en parentalité à plus de 2 millions d’abonnés sur YouTube.
L’Américaine au sourire toujours impeccable a commencé à documenter sa vie de famille dans l’Etat montagneux de l’ouest américain en 2015, sur sa chaîne «8 Passengers». Soit «8 Passagers», en référence à ses six enfants, elle et son mari. Les hauts et les bas d’une mère, la préparation des repas, l’enseignement à domicile… Du lundi au vendredi, dès 6 heures du matin, elle chroniquait son quotidien dans des vidéos.
Une façon, comme elle expliquait à un média local à l’époque, «de vivre dans le présent et simplement profiter des enfants». Si ses méthodes d’éducation étaient réputées «strictes», cette influenceuse n’a commencé à s’attirer les soupçons de sa communauté qu’en 2020, quand l’un de ses fils a mentionné dans une vidéo avoir été forcé de dormir sur un pouf pendant sept mois, en guise de punition.
Privé de lit pendant sept mois
Dès lors, le doute s’est installé. Et les internautes ont commencé à pointer du doigt des éléments jugés inquiétants ou suspects. Comme cette fois où la youtubeuse a menacé de décapiter la peluche de sa fille, la faisant éclater en sanglots. Où cette vidéo dans laquelle Ruby Franke expliquait que sa petite de 6 ans n’avait pas préparé son repas pour l’école et serait donc privée de nourriture pour la journée. Ou encore ce moment où elle a déclaré que les troubles alimentaires et la dépression chez les plus jeunes n’étaient que chimères. Les inquiétudes des spectateurs les ont même conduits à lancer une pétition pour demander aux autorités l’ouverture d’une enquête. Sans succès.
Toujours est-il que face aux polémiques, le succès de 8 Passengers périclite. La chaîne est fermée en 2022, année au cours de laquelle Ruby Franke se sépare de son mari. Mais la quadragénaire ne disparaît pas de la plateforme pour autant. Elle rejoint une autre youtubeuse, Jodi Hildebrandt, conseillère, coach de vie et ancienne thérapeute agrégée, sur son site ConneXions Classroom. Ensemble, elles fournissent des cours vidéos censés résoudre des conflits dans les couples, des problèmes d’intimité, ou encore des «addictions voraces». Une relation complexe se tisse entre les deux femmes, qui finissent par se déchirer devant la justice.
Car Jodi Hildebrandt est condamnée à la même peine que sa partenaire de vidéo, mardi 20 février. D’après la BBC, la coach de 54 ans a admis dans un accord de plaidoyer avoir torturé les enfants. Ensemble, les vidéastes ont entre autres été reconnues coupables de les avoir attachés, battus et privés de nourriture. Sous leur contrainte, certains ont dû travailler pendant des heures en extérieur en plein l’été sans crème solaire. Tandis que d’autres auraient vu leurs plaies soignées par du piment de Cayenne, rapporte le Parisien.
Face à cette galerie des horreurs, le procureur du comté de Washington, Eric Clarke, n’a pas lésiné sur la comparaison : l’ambiance dans la famille, selon lui, est similaire à celle d’un «camp de concentration». Et pour lui, le comportement des deux femmes serait motivé par leur «extrémisme religieux». «Les accusées semblent avoir pleinement cru que les abus qu’elles ont infligés étaient nécessaires pour apprendre aux enfants à se repentir correctement de leurs “péchés” imaginaires et à chasser les mauvais esprits de leur corps», écrit-il. Avant d’ajouter : «Hildebrandt a régulièrement déclaré que Dieu communiquait directement avec elle et lui donnait des instructions. Franke a accepté Hildebrandt comme son chef et a suivi ses instructions et ses conseils.» Les condamnées sont toutes les deux mormones.
«Endroit maléfique»
Reste à trancher une question : Ruby Franke a-t-elle été manipulée par sa collaboratrice ? C’est en tout cas la défense qu’elle a déployé le jour de sa condamnation. Remerciant les policiers pour leur travail, elle raconte : «J’étais tellement désorientée que je pensais que l’obscurité était la lumière et que le bien était le mal.» Tout en précisant : «On m’a fait croire que ce monde était un endroit maléfique, rempli de flics qui contrôlent, d’hôpitaux qui blessent, d’agences gouvernementales qui font du lavage de cerveau, de chefs d’Eglise qui mentent et convoitent, de maris qui refusent de protéger et d’enfants qui ont besoin d’être maltraités.»
Toujours est-il que les deux femmes écopent de la même sanction : le juge les a condamnées à quatre peines allant d’un à quinze ans de prison chacune. La durée précise de la sentence de chacune sera déterminée par la commission des libérations conditionnelles de l’Utah, mais ne dépassera pas les trente ans, plafond imposé par la loi fédérale dans le cas de peines consécutives. Ruby Franke dispose de trente jours pour faire appel.
Du côté des enfants, seule la plus grande, 20 ans, a pris la parole depuis le début des poursuites. Ayant déjà coupé les ponts avec sa mère au moment de l’arrestation de cette dernière, la jeune femme a partagé son soulagement à cette époque, affirmant avoir essayé d’alerter la police en vain pendant des années. Sur Instagram en octobre, elle écrit : «J’ai pleuré, j’ai eu une infinité de crises de panique, j’ai mangé beaucoup trop de glace, et pourtant la vie continue.»
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