par Eric Favereau publié le 15 février 2024
Il y a quelque chose de frustrant autour de ce que l’on appelle la psychothérapie institutionnelle – cette prise en charge des troubles mentaux alliant psychiatrie et psychanalyse, tout en reposant sur une analyse du contexte politique. Depuis quelque temps, on en parle de plus en plus, on en débat régulièrement. On écrit des ouvrages, on collecte des archives. Et le psychiatre catalan François Tosquelles (qui en est à l’origine) est fêté comme jamais, entre éditions de ses écrits et exposition, «la Déconniatrie», qui lui a été entièrement consacrée en 2021-2022 à Toulouse. Et pourtant, en pratique, hors les murs de l’asile, la psychothérapie institutionnelle n’a jamais été aussi marginalisée, discrète, démodée même pourrait-on dire, en tout cas fortement malmenée par les tenants des neurosciences qui dominent aujourd’hui les discours théoriques sur la folie. Le livre Désaliénation de Camille Robcis en est le dernier symptôme, preuve s’il en est du succès éditorial du sujet. Et du décalage avec les pratiques.
Voilà un ouvrage venant tout droit des Etats-Unis. Ecrit en 2021, aujourd’hui traduit et publié au Seuil, il retrace l’histoire de la psychothérapie institutionnelle. L’auteure est spécialiste de l’histoire intellectuelle française. Professeure à l’université Columbia, Camille Robcis s’est ainsi plongée dans l’histoire de cette pratique psychiatrique née dans les années 40, dans un contexte politique hors du commun fait de tensions, de famines, de combats et d’innovations au final inédites. Dans ce livre – un rien ardu dans sa lecture –, elle dissèque ainsi les rapports politiques entre la pratique psychiatrique et la réflexion sur les institutions de soin durant ces années d’après-guerre. Et pour y parvenir, elle donne chair et vie à cette aventure intellectuelle en l’incarnant autour de cinq figures, aussi essentielles qu’impressionnantes.
«Créer de nouveaux liens aux autres et donc à soi»
Bien sûr et surtout, il y a d’abord François Tosquelles, figure éblouissante et drolatique, avec son accent fort qui le rendait si déroutant. Voilà un militant catalan, combattant pendant la guerre d’Espagne, psychiatre formé à l’école d’Emili Mira, lecteur assidu de Lacan. Il se réfugie dans un camp de Septfonds après la victoire des franquistes où il construit des dispensaires, puis il est nommé au début de la guerre psychiatre en chef à l’hôpital Saint-Alban, un lieu perdu au cœur de la Lozère. Là, dans ce massif rugueux de la Margeride, vont se mêler pendant quatre ans une pratique de résistance réelle à l’occupant nazi mais aussi de résistances aux murs de l’asile, devenant ainsi un lieu d’innovations cliniques et de réflexions novatrices. «On ouvre la structure, on tombe les murs, on nourrit les patients qui se mêlent aux habitants du village qui apprennent à vivre avec eux», racontera Tosquelles. Dans cet hôpital au bout du monde, ces années vont être folles. S’y retrouvent autour de ce psychiatre unique le communiste Lucien Bonnafé, le poète et résistant Paul Eluard, le philosophe Canguilhem et bien d’autres encore. Peu à peu, au fil des discussions, se développe une dimension fondamentale de la psychothérapie institutionnelle qui est la conviction que le soin doit prendre place à l’intérieur d’institutions «où circulent les pratiques thérapeutiques, les modes d’attention et les désirs. C’est surtout un univers où l’hospitalité est la clé d’entrée».
D’autres figures passeront, après la guerre, à Saint-Alban, nourrissant et amplifiant ce regard bienveillant et politique autour de la folie. Ainsi Frantz Fanon, interne à Saint-Alban en 1952, qui va s’y former, puis s’en ira à l’hôpital de Blida, en Algérie, en octobre 1953. Là, Fanon cherchera tout d’abord à «soigner l’institution», en développant l’organisation d’activités – ateliers de couture, poterie, jardinage, sport, ouverture du café Bon Accueil ou d’une bibliothèque. Fanon cherchera à donner vie à un espace «afin que se créent de nouveaux liens aux autres et donc à soi». Tout en décortiquant les liens «l’aliénation sociale, l’aliénation coloniale et l’aliénation psychopathologique».
Aventure formidable
Puis viennent à Saint-Alban le psychiatre Jean Oury et le philosophe Félix Guattari. Tous les deux – dans une union étonnante qui fait penser à celle du duo Tosquelles-Bonnafé – vont créer près de Blois la clinique de la Borde, à partir des années 60. Avec cette idée de constellation de points de transfert pour le malade. Enfin, Camille Robcis ajoute dans son récit Michel Foucault, insistant sur l’importance des premiers travaux du philosophe, notant «en quoi la compréhension foucaldienne du pouvoir vient mettre en crise la logique alternative d’une répression-libération du désir».
Ainsi est née et développée une pratique de soin. Pendant près de cinquante ans, la psychothérapie institutionnelle va se développer et s’imposer en France, au point de transformer le paysage de la psychiatrie française, avec par exemple la création de secteurs qui structureront toute la prise en charge des malades. Dès lors, on ne peut que s’interroger sur la situation actuelle et chercher les raisons de la mise en arrêt de cette aventure formidable. S’il reste quelques lieux qui la pratiquent (comme la Borde, le Chesnais, Reims, Landerneau), celle-ci a déserté l’univers de la pensée psychiatrique. Quel élément s’est donc brisé pour arriver à cette défaite ? Est-ce le poids des habitudes et le retour des murs de l’asile ? Est-ce la pauvreté intellectuelle du moment avec le désintérêt de la société pour ce que la folie dit de nos sociétés ? Ou est-ce parce qu’il n’y a plus aujourd’hui de personnalités comme Tosquelles, Oury, Fanon, Guattari et Foucault pour réveiller nos murs endormis ?
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