par Marie-Eve Lacasse et photo Véronique Pêcheux publié le 21 février 2024
En plein essor, ces ateliers de cuisine «sans recette» permettent, selon leur créatrice Emmanuelle Turquet, de dépasser ses blocages et d’aller à la rencontre de soi. La méthode fait tiquer les psychiatres interrogés par «Libération», notamment pour les clientes en souffrance dans leur relation à la nourriture.
Ce jour-là, l’interphone est cassé. Quelques personnes patientent devant la porte d’un immeuble résidentiel de Massy, dans l’Essonne, sans oser se parler. Cynthia Bennour, naturopathe et cuisine-thérapeute, finit par descendre. «On a un problème avec la sonnette !» dit-elle en souriant. On la suit dans un appartement aménagé en cabinet. L’ambiance se veut apaisante ; l’éclairage et le mobilier sont sobres, une musique douce sort d’une enceinte. Ici, on peut suivre des séances de sophrologie, de psychothérapie, de massothérapie… Sur une assiette, au centre de la table, ont été déposés quelques carrés de chocolat. «Nous allons faire un exercice de pleine conscience, commence Cynthia Bennour. Vous allez observer le chocolat, regarder sa forme, le manipuler, voir ses parties plus sombres, lumineuses, rugueuses, sèches, douces. Sentez-le. Mettez-le dans votre bouche sans le croquer et vous fermez les yeux. Observez le contact du morceau. Est-ce que ça commence à fondre ? Percevez-vous des notes plutôt fruitées, boisées ?» Voilà pour la mise en bouche. La suite de l’atelier sera une succession d’activités qui mettent en miroir la nourriture et les émotions.
Sofia (1), 39 ans, est infirmière en soins palliatifs, mère de famille en pleine séparation, en arrêt maladie depuis quelques semaines. Quand on nous demande d’improviser sur le thème «la tomate ose tout», qui consiste à associer librement, autour d’une tomate, des ingrédients qui n’ont que peu à voir entre eux (bonbons, graines, légumes secs), elle présente son assiette et constate, attristée, que les couleurs sont ternes. «C’est mon état d’âme du moment.» Elle pleure. Alexandra (1), 44 ans, est professeure des écoles, en arrêt de travail pour burn-out. Visiblement épuisée, elle revient à son tour à table avec un plat «sans concept» ; elle estime «ne pas être très créative ni imaginative». Leur détresse est manifeste et Cynthia Bennour répond à chacune d’entre elles avec bienveillance, avant d’annoncer que cette première partie d’atelier visait à montrer sa «carte de métro intérieure, à raconter son histoire personnelle et sa relation à la nourriture». Nous nous étonnons qu’elle prenne des photos de nous (de dos) sans nous demander notre accord, alors que dans un cadre thérapeutique, le strict anonymat doit être observé ; Cynthia Bennour nous répond que c’est pour «son site internet»…
Cette ancienne consultante et enseignante en marketing et communication s’est formée entre 2021 et 2022 à la cuisine-thérapie via le programme d’Emmanuelle Turquet – la créatrice du concept – et reçoit bénévolement, pour l’instant, ses premières «clientes» (elle ne dit pas «patientes») pour éprouver sa technique. C’est-à-dire un atelier pour des personnes seules, en couple ou en groupe, qui souhaitent, si l’on suit les indications du site internet, «aller à la rencontre de soi», «dépasser ses blocages» et «oser faire différemment» grâce à l’improvisation culinaire. A la fin de l’atelier, la nourriture qui a servi de support peut être mangée ou jetée dans un bac à compost. Coûts de la séance en temps normal : 80 euros pour une heure et demie, 130 pour un atelier en duo de deux heures, 70 pour un atelier en groupe de trois heures.
«Cela peut être un facteur de risque»
«On parle bien ici de cuisine-thérapie, pas d’atelier de cuisine, observe le docteur Hugo Saoudi, ancien chef de clinique assistant au CHU de Lille et psychiatre spécialisé dans les troubles des conduites alimentaires (TCA) à la Fondation Santé des étudiants de France. Or la thérapie, c’est quelque chose qui soigne. Aucune étude scientifique n’atteste que sa technique fonctionne. On voit beaucoup de démarches de ce genre dans le monde du soin», s’agace-t-il. La docteure Camille Ringot, psychiatre à l’AP-HP, explique, elle, que les soins de type «art-thérapie s’inscrivent parfois dans un cadre thérapeutique lorsque cela se fait dans un groupe pluridisciplinaire, en collaboration avec des professionnels de santé. Au cours d’un atelier d’art-thérapie, des choses vont surgir ; mais envisagée seule, la médecine douce doit inciter à la méfiance».
Emmanuelle Turquet ne dit jamais le contraire. Elle est très claire sur le fait que ces ateliers, qui s’apparentent à la sphère du développement personnel, ne remplacent pas une prise en charge médico-psychologique, que c’est un plus. Là où les docteurs Ringot et Saoudi s’insurgent, c’est autour du mot «thérapie» et du fait que certaines personnes, aux prises avec des pathologies diverses, peuvent réagir violemment même dans un contexte dit «thérapeutique» et sécurisant : «Quand on est déprimé, on peut trouver ce qu’on a fait complètement nul et cela peut majorer les symptômes, poursuit Camille Ringot. Il ne faut pas que ce soit un facteur de décompensation de trouble psychique.» Ce point de vigilance est particulièrement accru en cas de TCA : «Une personne boulimique dans une cuisine peut réagir très fortement, tout comme quelqu’un qui s’autorise un aliment interdit comme le chocolat. Autre exemple, si je me retrouve face à un choix alimentaire trop vaste, cela peut être un facteur de risque.»
Emmanuelle Turquet, qui a commencé à former des «cuisine-thérapeutes» en 2018, cherche néanmoins à prouver scientifiquement l’efficacité de sa méthode, comme elle l’explique dans un communiqué de presse accessible en ligne, grâce à «la réalisation d’une étude clinique auprès de patients souffrant de TCA. Une collaboration est en cours avec le professeur Jean-Luc Sudres, un expert TCA qui est aussi docteur en psychopathologie». Mais à sa lecture, Hugo Saoudi émet des réserves : «L’énoncé de ce projet, qui dit que “l’efficacité de cette méthode va être prochainement démontrée de façon scientifique”, pourrait être trompeur. En science, toutes les hypothèses sont fausses jusqu’à la preuve du contraire. Le fait de dire : “l’efficacité sera démontrée”, ça n’a pas de sens scientifiquement.»
Depuis Toulouse, le professeur Jean-Luc Sudres s’explique : «Emmanuelle Turquet est venue vers moi car je travaille sur les thérapies médiatisées et les personnes aux prises avec les maladies alimentaires et l’évaluation des psychothérapies. Nous sommes en train de chercher des financements à travers des fondations pour évaluer les effets de la cuisine-thérapie dans le cadre des troubles des conduites alimentaires, notamment de la prise des repas thérapeutiques en institution.» Pour la docteure Ringot, «la démarche est bonne» : l’idée est bien de tenter de démontrer qu’un atelier de cuisine-thérapie pourrait éventuellement avoir sa place dans un cadre hospitalier (2). En attendant, toutes les séances de cuisine-thérapie se font en libéral, dans un cadre similaire à celui auquel Libération a été exposé.
Un storytelling parfaitement rodé
Selon Emmanuelle Turquet, plus de 6 000 personnes ont été «accompagnées» au cours d’un atelier de cuisine-thérapie, un peu partout dans les pays francophones. Et si l’on en croit les chiffres annoncés sur son site, le succès de la formation va croissant : à ce jour, 210 personnes sont certifiées cuisine-thérapeutes. Soit 142 jours de formation, sous forme de vidéos de quinze minutes à une heure. Chaque module est ciblé (comment accompagner les enfants, les couples ; comment travailler en groupe, en individuel ; comment se lancer en tant que thérapeute ; comment travailler dans les Ehpad, avec les toxicomanes, les prisonniers…). Deux rencontres sont prévues par an en présentiel avec des «coachs». Le reste de la formation est «géré par les quatre marraines qui s’occupent de la partie pédagogique à Lyon, Bayonne, Cambrai et Bordeaux», explique la fondatrice, qui n’organise, elle, qu’une seule rencontre en présentiel par an. Le tout pour un coût de 5 000 euros.
En allant sur le site, l’onglet «devenir praticien» (qui pourrait être remplacé par «praticienne» tant la profession semble n’attirer qu’un public féminin) invite les «professionnels de la relation d’aide» à «fidéliser et attirer plus de patients, vous différencier et diversifier votre palette d’outils, ajouter une dimension corporelle et émotionnelle et avoir plus d’impact auprès de vos patients», sans oublier que cette activité promet d’«avoir des compléments de revenus tous les mois». Le compte Instagram de l’entreprise se présente d’abord comme une plateforme de recrutement pour les futures «cuisine-thérapeutes» et non pas un support de contenus tourné vers les clientes.
Emmanuelle Turquet n’a pas de formation universitaire dans le domaine médical ou psychologique. Issue du milieu de la communication et du marketing (elle a travaillé pendant quinze ans chez Engie), son storytelling est parfaitement rodé lorsqu’elle évoque les origines de son idée : «A l’occasion d’un voyage au bout du monde, je découvre la cuisine sans recette, avance-t-elle au téléphone. C’était en Nouvelle-Zélande, en 2012. J’étais quelqu’un de très perfectionniste, je ne cuisinais qu’avec des recettes, et pour une fois, j’ai appris à cuisiner sans objectif de résultat. En rentrant, je me suis dit, tu n’es plus perfectionniste, tu es moins contrôlante… Cette expérience avait dépassé largement le cadre de la cuisine, notamment dans ma relation aux autres et au travail.» Entre 2013 et 2015, elle se forme : art-thérapie, programmation neuro-linguistique (PNL), analyse transactionnelle, animation de groupe, sophrologie ludique, relaxation psychosensorielle dans des instituts privés… Elle monte ensuite une société par actions simplifiées (SAS) de conseil en relations publiques et communication en 2015 sous le nom d’Umami, comme nous le constatons sur le répertoire Sirene. C’est sous cette dénomination que les ateliers de cuisine-thérapie sont facturés. Les comptes annuels de l’entreprise étant accompagnés d’une déclaration de confidentialité, nous n’avons pu consulter qu’un rapport de solvabilité daté du 24 janvier lui attribuant un score élevé. Rapide calcul : environ un million d’euros de chiffre d’affaires cumulé depuis la création de cette entreprise.
«Je ne souhaite pas communiquer les tarifs»
Gaëlle Parriaud Backes est une des marraines qui «coachent» les cuisine-thérapeutes en formation «J’ai 42 ans. J’exerce dans une entreprise privée en tant qu’infirmière de la médecine du travail et j’ai ma propre entreprise en tant qu’autoentrepreneuse. J’ai autofinancé ma formation à 100 %. A la louche, j’ai dû aider autour de 200 personnes en cuisine-thérapie. Ce sont des accompagnements assez courts, des gens que je vois une ou deux fois, en groupe ou en individuel. Je travaille environ quarante heures par semaine pour la cuisine-thérapie et vingt heures en tant que salariée. Pour la cuisine-thérapie, il faut faire beaucoup de choses pour développer son activité, notamment de la recherche de prospects [des clients potentiels, ndlr] sur les réseaux sociaux.» Les cuisine-thérapeutes n’ont pas à reverser un pourcentage de licence à la fondatrice. «Etre marraine, ça implique d’avoir un projet pédagogique pour les filleules qui arrivent dans la formation, un encadrement pédagogique, un suivi des évaluations, des corrections de travaux pratiques, un accueil pour un atelier découverte et un atelier de fin de formation pour une mise en situation. Pour l’instant j’ai quinze filleules.» Quid des émoluments ? «C’est facturé à la journée, mais je ne souhaite pas communiquer les tarifs.»
Une autre marraine, Vanessa Sordet, 38 ans, ancienne esthéticienne et qui exerce dans l’Ain, s’est montrée un peu plus diserte : «Sur les trois dernières années, j’ai accompagné 150 personnes en cuisine-thérapie, et je suis en moyenne 20 filleules. J’ai ralenti les ateliers cette année, parce que j’ai frôlé un burn-out. En tant que marraine, on a un cahier des charges et on facture en fonction de la prestation : évaluations et leurs corrections, reformulations sur les travaux pratiques… Chaque ligne correspond à une facturation en prestations de service». Encore une fois, impossible de savoir combien elle est rémunérée : «Je ne suis pas sûre qu’Emmanuelle Turquet tienne à ce que ces tarifs se sachent.»
Alexandra Havez, 39 ans, formée initialement au commerce et au marketing, est devenue cuisine-thérapeute après avoir exercé différents boulots. «Je me suis mise à mon compte à 31 ans pour apprendre aux particuliers à cuisiner. Pendant mon deuxième congé maternité, en 2018, je suis tombée sur un article sur la cuisine-thérapie dans un magazine de la Biocoop. Au début, c’était à peine 3 000 euros, et on pouvait payer en plusieurs fois. On avait un atelier découverte à Paris, et tout le reste se passait en ligne. Aujourd’hui, il y a une journée entière en fin de formation et un séminaire annuel en présentiel.» Alexandra Havez a accompagné «28 ou 29 filleules de partout : Canada, Suisse, Espagne, France… Que des femmes. J’ai un statut d’autoentrepreneur et on a signé un contrat avec Emmanuelle : on a un organisme pour déclarer les revenus liés à la formation, donc c’est déclaré à part. On isole le chiffre d’affaires en tant que prestataire pédagogique et c’est déclaré auprès du bilan pédagogique et financier [qui est le reflet chiffré de l’activité annuelle d’un organisme de formation]. C’est l’avocate d’Emmanuelle qui a mis en place ce système.»
«Cet atelier leur permet de lever le voile, donc c’est thérapeutique»
Beaucoup de médias (dont Libé) se sont intéressés à la cuisine-thérapie à son lancement. A l’époque, Emmanuelle Turquet animait elle-même les ateliers avant de les déléguer aux «marraines». A la même période, «comme toute personne qui lance un nouveau concept, j’en parle sur les réseaux sociaux, j’approche des prescripteurs comme des diététiciennes ou des sophrologues. Rapidement, il y a des retombées médiatiques, et j’écris un livre», détaille Emmanuelle Turquet. Publié aux éditions Jouvence en 2016, son guide Dis-moi comment tu cuisines et je te dirai qui tu es ! présente les grandes idées exploitées dans ses ateliers. Comme dans toute démarche liée au développement personnel, le problème vient forcément de «soi» ; la structure n’est jamais remise en cause. La question des classes sociales n’est jamais abordée alors qu’elle est constitutive du rapport à la nourriture, ce que prouvent de nombreuses études. La cuisine est forcément dévolue à une seule personne, l’idée de partager cette «corvée» n’apparaît nulle part. Des concepts questionnables comme le «plat identitaire», le «plat signature» ou «l’aliment doudou» chapitrent son livre («Très souvent, l’aliment doudou renvoie à quelque chose de l’enfance. C’est la nourriture qui ravive des souvenirs heureux ou parfois nostalgiques d’une époque révolue»). On se demande si le passage sur «Comment vivez-vous votre espace cuisine ?» parlera aux gens qui ont une cuisine de 2 mètres carrés. Côté iconographie, des images de familles blanches et épanouies riant autour d’une table donneraient des complexes à n’importe qui ne colle pas à cet idéal publicitaire…
Emmanuelle Turquet l’assume : pour elle, la cuisine-thérapie est bien une thérapie. Elle insiste : «Cet atelier leur permet de lever le voile, donc c’est thérapeutique. Ce qui s’y passe, ce n’est pas juste de passer un bon moment : il y a une prise de conscience, avec la possibilité de se sentir transformé. Certaines personnes ne jurent que par la psychothérapie ou la psychanalyse… Mais non ! Aujourd’hui, on parle même de jardinothérapie.» Preuve, pour sa créatrice, de la légitimité de sa formation : le label Qualiopi, qu’elle affiche en grand sur son site. Or, Qualiopi n’atteste d’aucun «contrôle pédagogique dans le champ de la formation professionnelle», selon la Cour des comptes qui a rendu un rapport en juin sur «la formation professionnelle des salariés». Un état de fait qui fait bondir le docteur Saoudi : «Ce genre de programme mériterait de recevoir un droit de regard par des sociétés savantes sur ces problématiques de santé. C’est d’autant plus grave dans le cadre des TCA, où il y a un retard de diagnostic monstrueux. Certaines personnes pourraient avoir le sentiment de se soigner en faisant ce type d’atelier, ce qui diffère la prise en charge. En France, aujourd’hui, 1 million de personnes souffrent de TCA et 17 % de la population générale a des problèmes avec l’alimentation !»
Quelques semaines après notre séance, nous avons souhaité reparler à Sofia, l’infirmière en arrêt pour burn-out, sur son expérience (Alexandra n’a pas souhaité donner suite à nos sollicitations). «Moi, je n’ai pas envie d’aller chez le psy. Ces moments de blanc où il n’y a pas d’échange… La thérapie, ça doit être agréable, et en tête à tête, on a peur du jugement de l’autre.» Une réflexion qui laisse le docteur Hugo Saoudi interdit : «La thérapie, c’est toujours confrontant.» Car voilà le nœud du problème : pour les professionnels de santé, si le développement personnel est agréable, la thérapie, quelle qu’elle soit, n’a rien à voir avec le confort – qu’elle se fasse en cuisine ou pas.
(1) Le prénom a été changé.
(2) Lire sur le sujet le témoignage de Sophie Pigasse Magnaud sur son combat contre l’anorexie, Faim de la vie : j’ai réduit l’anorexie en miettes, éd. Récits, 2023.
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