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mercredi 21 février 2024

Rétrograde Etats-Unis : en jugeant qu’un embryon congelé est une personne, la Cour suprême d’Alabama menace les FIV

par Julien Gester, correspondant à New York  publié le 21 février 2024

Nouvelle percée de la mouvance chrétienne anti-avortement, cette décision inédite des magistrats pourrait avoir de graves conséquences sur l’avenir de la procréation médicalement assistée dans les cliniques de cet Etat ultraconservateur, et même au-delà.

Un embryon congelé est un enfant comme un autre, a en substance statué la Cour suprême d’Alabama dans une décision rendue vendredi 16 février, concluant ainsi que sa destruction tombe dès lors sous le coup de la loi. Un jugement sans précédent, dont les conséquences s’annoncent ravageuses pour la procréation médicalement assistée dans cet Etat du Deep South américain. Mais, toute «pionnière» soit-elle, cette position n’est en rien isolée, tant elle constitue une percée d’une offensive bien plus vaste, à l’œuvre ces dernières années aux Etats-Unis, pour faire reconnaître le caractère de «personne» à part entière d’un fœtus dès la fertilisation de l’ovule dont il est issu.

Après le recul historique en 2022 du droit d’accès à l’IVG, avec le renversement de la jurisprudence Roe v. Wade, arraché au bout de décennies d’activisme réactionnaire grâce aux nominations de juges à la Cour suprême des Etats-Unis par Donald Trump, c’est là la nouvelle frontière que la mouvance anti-avortement entend enfoncer. L’enjeu, à terme, est de parvenir à une interdiction fédérale, au nom d’un droit absolu d’une poignée de cellules «à la vie» – et au mépris de celui des femmes qui les portent dans leur ventre à disposer de leur corps. Selon le décompte de l’organisation Pregnancy Justice, les législatures conservatrices de onze Etats américains (1) ont déjà inscrit dans leurs lois ce concept de «personnalité» du fœtus, fondé sur le postulat d’une vie humaine qui débuterait bien avant la naissance – parfois dès la conception.

En Géorgie, où une femme n’a plus le droit d’avorter après six semaines de grossesse, celle-ci peut désormais même prétendre, aussitôt ce seuil atteint, à un abattement fiscal en tant que mère d’un enfant à charge. Mais ces dispositions ne sont généralement interprétées par les autorités qu’à sens unique : au Texas, des femmes enceintes arrêtées par la police sur une voie réservée au covoiturage ont ainsi eu beau revendiquer leur fœtus pour passager, en écho à la nouvelle législation locale, toutes se sont vu administrer une amende salée.

«La vie humaine ne peut être détruite sans encourir la colère de Dieu»

L’arrêt de la cour suprême d’Alabama renverse une précédente décision prononcée par un juge d’échelon inférieur dans le procès intenté par trois couples contre une personne ayant accidentellement fait chuter et ainsi détruit «leurs» embryons congelés dans une clinique spécialisée dans l’assistance procréative. Pour parvenir à la conclusion que cet acte était bel et bien couvert par une loi locale de 1872, ouvrant la voie à des réparations financières dues aux parents en cas de «mort injustifiée» de leur enfant, les magistrats s’appuient tout à la fois sur un récent amendement de la constitution de l’Etat (qui «reconnaît et soutient le caractère sacré de la vie des enfants à naître et leurs droits, y compris le droit à la vie, […] au même titre que les droits des enfants nés») et sur la rhétorique d’une bigoterie des plus archaïques.

«La vie humaine ne peut être détruite sans encourir la colère d’un Dieu saint, qui considère la destruction de Son image comme un affront à Lui-même, écrit ainsi le juge-en-chef de la cour, Tom Parker. Même avant la naissance, tous les êtres humains portent l’image de Dieu, et leur vie ne peut être détruite sans effacer sa gloire». Un raisonnement applaudi notamment par Denise Burke, de l’organisation chrétienne anti-avortement Alliance Defending Freedom, qui salue «une formidable victoire pour la vie» et appelle d’autres Etats à en suivre l’exemple : «Quelles que soient les circonstances, toute vie humaine a de la valeur dès le moment de la conception, a-t-elle déclaré. Nous sommes reconnaissants à la Cour d’avoir estimé à juste titre que la loi de l’Alabama reconnaît cette vérité fondamentale.»

De par son caractère inédit, il paraît encore difficile d’anticiper qu’elles seront les exactes conséquences au long cours d’un tel jugement. En Alabama, à tout le moins, il est à craindre que la pratique de la fécondation in vitro (FIV) soit restreinte, devienne extrêmement coûteuse du fait de la nécessité de conserver désormais indéfiniment les embryons inutilisés pour se prémunir contre d’éventuels recours (plutôt que de les détruire ou les livrer à la recherche scientifique, comme c’est aujourd’hui l’usage), voire qu’elle disparaisse. «Il n’est pas même clair si des embryons peuvent encore être congelés, stockés dès lors qu’on les considère comme des personnes, ou s’il sera encore possible de fertiliser plusieurs embryons comme c’est la norme aujourd’hui sans les implanter tous», explique à Libération l’historienne Mary Ziegler, régulièrement saluée comme la meilleure experte aux Etats-Unis des batailles légales et culturelles autour des droits reproductifs.

«Il va revenir à la justice de clarifier tout cela»

«Il est clair que les standards en matière de FIV vont devoir changer. Ce qui ne l’est pas, c’est comment, poursuit-elle. Il va revenir à la justice de clarifier tout cela, mais je pense que nous allons d’abord voir les médecins d’Alabama préventivement renoncer à proposer certains services en matière de procréation médicalement assistée, afin de ne pas s’exposer à un risque financier potentiellement ruineux, voire à des poursuites criminelles. Ils ne voudront pas courir le risque de découvrir devant un tribunal, à leurs dépens, quelles seront les réponses légales à toutes les questions soulevées par ce jugement. A minima cela va considérablement augmenter le prix de ce qui est déjà une procédure extrêmement onéreuse dans ce pays pour les couples confrontés à un problème de fertilité qui veulent un enfant». Le coût d’un cycle de fécondation in vitro s’élève aujourd’hui à 12 000 à 30 000 dollars aux Etats-Unis (soit 11 000 à 27 700 euros).

Mais par-delà les effets de la décision de la cour suprême d’Alabama sur les strictes affaires de l’Etat, Mary Ziegler, comme de nombreuses voix du mouvement pro-IVG, y lit le danger d’une contagion à d’autres juridictions inspirées par son modèle : «On risque de voir d’autres juges, ou même des législatures, adopter des positions aussi offensives sur la question de la personnalité de l’embryon ou de la FIV en s’appuyant sur ce précédent, qui est aussi une invitation pour d’autres Etats comparables à l’Alabama à invoquer les écritures religieuses comme si c’était là un cadre constitutionnel».

(1) Alabama, Arizona, Arkansas, Georgia, Kansas, Kentucky, Missouri, Montana, Pennsylvanie, Tennessee, Utah.


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