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Ils sont moins payés que les grands, ont plus de mal à se mettre en couple et se suicident même davantage : les hommes petits semblent en proie à une discrimination systémique. Pourtant, nous n’avons pas réellement conscience du sort qui les touche. Comment expliquer une telle inclairvoyance dans des sociétés pourtant de plus en plus attentives aux inégalités ?
Notre époque est relativement bien au fait des discriminations raciales, liées au genre ou à l’orientation sexuelle. Mais il en existe une autre, dont on parle beaucoup moins, voire qu’on ignore : la discrimination par la taille. Sait-on que les hommes de petite taille sont moins payés que les grands ? Qu’ils ont plus de difficultés qu’eux à se mettre en couple ? Qu’ils se suicident même davantage et sont affublés de préjugés irriguant toute une partie de notre culture ? Il y a près de vingt ans, le sociologue Nicolas Herpin a contribué à mettre au jour ces réalités méconnues dans son essai Le Pouvoir des grands. De l’influence de la taille des hommes sur leur statut social (La Découverte, 2006), concluant à ce qu’on appellerait aujourd’hui une discrimination systémique des petits hommes – les femmes de petite taille (au contraire des très grandes) ne pâtissant apparemment pas de maux spécifiques marqués par rapport aux autres femmes. Les données que Nicolas Herpin compile et analyse sont édifiantes : on apprend notamment, comme en écho aux nombreux micro-trottoirs faits sur le sujet ou à son importance sur les applications de rencontre, que 70% des femmes refuseraient l’idée même de former un couple avec un homme plus petit qu’elles (47% des hommes ne rêveraient de leur côté pas d’être avec une femme plus grande, mais l’accepteraient) ou que, chez les 20-29 ans, 30% seulement des hommes de moins d’1,70 m vivent en couple, contre 50% de ceux de plus d’1,80 m. Qu’un actif de 1,82 m gagne aux États-Unis 5 525 dollars de plus par an que son collègue d’1,65 m, et que les plus petits auraient deux fois plus de chances de mettre fin à leurs jours que les plus grands.
Une victime idéale ?
Pourquoi un tel acharnement ? Les femmes interrogées sur les raisons de leur blocage psychologique mobilisent parfois des arguments assez primitifs, comme le désir de se sentir protégées ou dominées, mais la plupart du temps, c’est une simple peur du ridicule ou du complexe qui est à l’œuvre. Il s’agirait de ne pas jurer en dérogeant à une norme sociale, celle du couple « physiquement bien assorti », qui voudrait que l’homme soit plus grand que sa compagne. Dans le monde du travail, il y a de la même manière un certain nombre de biais explicatifs : les petits, par ailleurs statistiquement plus pauvres à la base que les grands (leur grande taille étant généralement un héritage des conditions de vie favorables dans lesquelles ont évolué leurs ancêtres), sont vus comme plus immatures et de prime abord moins sûrs d’eux, la silhouette élancée inspirant a contrario un sentiment de confiance et de capacité à commander – des impressions qui facilitent du reste les négociations et demandes d’augmentation. La confiance en soi est d’ailleurs le nerf de la guerre : les petits, statistiquement beaucoup plus en proie aux vexations de leurs camarades à l’enfance ou l’adolescence, la perdent facilement, sombrant dans une sorte de cercle vicieux les rendant moins aptes dans de multiples domaines pour la suite de leur vie.
Et Sarkozy ?!
Mais ce sombre tableau est à nuancer. À mesure qu’ils avancent en âge, les petits semblent quelque peu rattraper leur retard et les préjugés avoir moins prise. Nicolas Herpin note ainsi que dans la tranche d’âge 30-39 ans, les moins d’1,70 m passent de 30 à 60% à vivre en couple. Même si ce chiffre monte à 76% chez leurs longs congénères, on note une amélioration. Par ailleurs, il n’aura échappé à personne que les champs médiatiques et de pouvoir regorgent de modèles réduits, que l’on pense à Jamel Debbouze (1,65 m), Lionel Messi (1,69 m), David Pujadas (1,65 m), Nicolas Sarkozy (1,65 m), Vladimir Poutine (1,70 m) ou Pablo Escobar (1,67 m). La petitesse ne constitue manifestement pas un frein pour accéder aux hautes sphères. Les domaines politiques et culturels, où la parole et l’expression, contrairement à ce qui se joue dans une première rencontre ou un coup d’œil, prévalent sur la simple prestance ou apparence, sont particulièrement intéressants à ce titre. Avec eux, l’on voit bien, comme le résume Philippe Bouvard cité par Nicolas Herpin, qu’« un petit n’a vraiment de présence que lorsqu’il s’exprime. À un grand, il suffit d’apparaître ». Il n’empêche, de la même manière qu’on connaît le phénomène qui fait qu’une femme accédant à des postes à responsabilité aura pu intérioriser les codes virilistes pour y parvenir, il semblerait que les hommes petits aient eu à aller chercher dans les tréfonds de leur énergie, de leur niaque voire de leur agressivité pour faire de même, nourrissant en retour d’autres clichés à leur sujet – dont le fameux « complexe de Napoléon », qui veut qu’ils courent après le pouvoir pour se venger de leur condition, n’est pas des moindres. Finalement, le fait que les hommes de petite taille soient si représentés dans les sphères de pouvoir peut nourrir l’idée qu’ils le doivent au déploiement d’un complexe d’infériorité les ayant conduits à écraser les autres de manière plus ou moins sournoise. Nicolas Sarkozy est ainsi apparu à certains comme l’exemple du petit teigneux qui aurait laissé libre cours à une violence intériorisée pour se hisser aux sommets du pouvoir. Lorsqu’à l’écran, l’agent OSS 117 (incarné par Jean Dujardin) déclare dans une scène hilarante au personnage de Loktar (Arsène Mosca) se révélant être un nazi « J’aurais dû m’en douter : tu n’es pas seulement un lâche, tu es un traître, comme ta petite taille le laissait deviner », il met aussi en exergue un point soulevé par Herpin dans son livre : dans la fiction, et sensiblement au cinéma, les héros sont généralement grands, beaux et calmes ; les méchants sont la plupart du temps plus petits qu’eux, nerveux et laids.
Avortons de tous les pays, unissez-vous !
« Dans les sociétés qui se disent démocratiques, certaines inégalités seulement sont considérées comme injustes », déplore Nicolas Herpin. Le sociologue présente des ersatz de mouvements sociaux, qui, comme le site Short Persons Support (devenu depuis Support For The Short), visent à conscientiser, réunir et faire lutter les chétifs pour la reconnaissance de leur discrimination et la défense de leurs droits fondamentaux. À ses yeux, la difficulté à mettre en place un réel mouvement de masse tiendrait surtout à des barrières psychologiques : déni du petit et de son entourage sur ce qu’il vit, peur du ridicule et de l’hostilité. Mais Nicolas Herpin ne développe pas réellement les contours de cette hostilité. Aujourd’hui, alors que le motif de l’intersectionnalité fait florès dans les mouvements sociaux, il conviendrait de les définir. Et si l’une des raisons fondamentales de cette ignorance plus ou moins volontaire de la société à l’égard de la souffrance des hommes petits venait finalement du fait qu’elle touche une frange dominante par ailleurs ? Après tout, nous parlons d’individus petits mais qui n’en demeurent pas moins des hommes, ce qui peut rendre l’affaire délicate du point de vue de femmes que ces mâles peuvent fort bien contribuer à exploiter ou aliéner. De même, un homosexuel aura aussi beau jeu de remarquer que tel homme de petite taille a tout de même pour lui d’être hétérosexuel et de ne pas connaître l’homophobie. Il en va de même pour une personne de couleur qui pourra relever que tel autre petit homme qui est blanc ne connaît pas le racisme, etc.
Comment, donc, rendre les agents dominés sensibles à la souffrance de ces hommes, qui, dans les sociétés occidentales, sont de fait en majorité blancs et hétérosexuels ? Là réside toute la difficulté, amplifiée par la visibilité, sur des sites masculinistes ou d’« incels », d’hommes frustrés se plaignant de ne pas trouver l’amour du fait de leur petitesse tout en se montrant insensibles à la souffrance des autres catégories. Toutes proportions gardées, l’actualité récente a suffisamment montré, avec les brimades vécues par les étudiants juifs sur des campus américains, que les individus socialement perçus comme dominants ont bien du mal à faire entendre leur mal-être face à une domination objective. Les femmes blanches et/ou au mode de vie bourgeois et/ou hétérosexuelles rencontrent des difficultés analogues au sein du mouvement féministe.
Pourtant, force est de constater que les petits pourraient apporter leur pierre à l’édifice de la convergence des luttes. Après tout, en pointant des inégalités et en s’insurgeant de ce que le grand gagne plus que lui, le petit ne s’inscrit-il pas dans la lutte des classes ? En fustigeant la mainmise du grand sur le marché du désir et de l’amour, ne contribue-t-il pas aussi à pointer, dans une logique féministe, la valorisation encore trop prégnante et aliénante de codes masculinistes dans nos sociétés ? À quand, donc, un grand mouvement intersectionnel qui ferait toute sa place aux petits ? La première étape sera que ceux-ci ne s’arrêtent pas à la contemplation de leur seule souffrance et qu’ils parviennent à se décentrer pour aussi reconnaître celle des autres. S’ils s’invitent au grand rassemblement des discriminés de ce monde, il faudra qu’ils veillent à se mettre devant uniquement parce que derrière, ils ne voient rien…
Signé : Samuel Lacroix (1,64m)
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