Camille Robcis, propos recueillis par publié le
Généalogie d’une idée
Peut-on traiter les personnes atteintes de troubles mentaux sévères autrement qu’à coups de chimie ? Dans Désaliénation (Éditions du Seuil, 2024) qui paraît dans sa traduction française, l’historienne Camille Robcis, qui enseigne les French Studies aux États-Unis, à l’université Columbia (New York), raconte l’aventure de la « psychothérapie institutionnelle », ce (contre-)courant de la psychiatrie qui a tenté une approche expérimentale et innovante refusant tout rapport d’autorité entre soignants et soignés et valorisant au contraire la vie partagée. Entretien.
Comment définiriez-vous la “psychothérapie institutionnelle” ?
Camille Robcis : L’idée de départ est que nous avons tous besoin d’institutions dans notre vie, qu’il s’agisse des écoles, des syndicats, des partis politiques, des familles et aussi des hôpitaux, donc. Cependant, ces institutions ont également le potentiel de devenir autoritaires, hiérarchiques voire « concentrationnaires », comme disait François Tosquelles, le médecin qui est à l’origine de cette approche innovante de la psychiatrie. Le défi de la psychothérapie institutionnelle est alors de savoir s’il est possible de soigner les institutions pour les conserver mais sans qu’elles nous oppriment. Dans le cadre de l’hôpital, le but est d’utiliser l’institution et son potentiel social, psychique, et politique pour soigner les patients, pour produire, selon leur expression, « un collectif soignant ».
“Pour les fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, il est fondamental de prendre en compte la dimension sociale de la maladie mentale, car si dans sa genèse, la folie est en partie sociale, la cure doit l’être aussi”
Vous racontez dans votre livre comment elle a vu le jour dans un contexte très particulier, pendant la guerre et dans un hôpital relativement isolé…
Oui, ça a commencé à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, en Lozère, pendant la Seconde Guerre mondiale où s’était réfugié Tosquelles, Catalan espagnol et républicain. Celui-ci a joué un rôle central dans la redéfinition des pratiques thérapeutiques et dans leur mise en œuvre, même s’il s’agissait aussi et surtout d’un travail collectif autour de psychiatres tels que Lucien Bonnafé, André Chaurand, Georges Daumezon et d’autres qui ne se reconnaissaient pas complètement dans la médecine qui était dominante à leur époque. Ils pensaient que la maladie mentale devait certes être traitée à l’aide de médicaments lorsque c’était nécessaire, mais que cette seule dimension biologique ne pouvait suffire : selon eux, il était fondamental de prendre également en compte sa dimension sociale, car si dans sa genèse, la folie est en partie sociale, la cure doit l’être aussi. Ils se sont retrouvés dans leur commune frustration à l’égard d’une psychiatrie qui était réticente à intégrer des approches philosophiques, phénoménologiques et surtout psychanalytiques. Ils étaient vus comme des marginaux – même si la psychiatrie était alors plus ouverte à la psychanalyse qu’elle ne l’est aujourd’hui – et ils ont profité de cet isolement pour monter cette expérience unique. Ailleurs, cela aurait sans doute impossible, car il faut bien se rendre compte que l’expérimentation avait lieu sous le gouvernement de Vichy ! Beaucoup de médecins étaient marxistes et/ou communistes, il y avait des résistants qui avaient caché des Juifs… En effet, ce qui a aussi été fondamental pour ces psychiatres, c’est le sort qu’ont connu les malades mentaux pendant la Seconde Guerre mondiale. En Allemagne, l’eugénisme et l’euthanasie forcée des « malades incurables » faisait partie intégrante du programme de purification sociale du Troisième Reich – et en France, 40 000 malades sont morts dans les hôpitaux psychiatriques par négligence et manque de soins. Pour les psychiatres de Saint-Alban, cette situation était révoltante, et la psychiatrie devait confronter sa relation avec la politique.
Et une fois la guerre terminée ?
Même après la guerre, la psychothérapie institutionnelle est restée marginale par plusieurs aspects. Certes, les années 1960 furent son heure de gloire – et d’autres établissements ont emboîté le pas à Saint-Alban, notamment la clinique de La Borde qui a beaucoup fait parler d’elle – avant que ne s’amorce un déclin à partir des années 1980-90, qui s’explique à la fois par le vieillissement des pionniers et par les politiques de santé néolibérales obsédées par l’efficacité et les résultats immédiatement mesurables. Mais, dans leur pratique quotidienne, de nombreux psychiatres constatent les limites de l’approche uniquement médicamenteuse, alors qu’il y a d’autres choses à faire pour que les patients se sentent mieux et se portent mieux. D’une manière générale, on peut considérer que le cadre posé par la psychothérapie institutionnelle, avec son approche holistique et complète de la personne qui la considère dans ses interactions avec les autres et avec la société dans laquelle elle habite, a beaucoup compté, à la fois sur le plan psychiatrique et aussi sur le plan philosophique : elle a ouvert des voies en proposant une autre manière de concevoir la folie et l’aliénation… et la désaliénation !
Justement : peut-on réellement “désaliéner” (voire se désaliéner), ou seulement mieux vivre avecaliénés et mieux côtoyer l’aliénation ?
Exactement : la désaliénation est toujours un processus en cours, sans qu’à un moment, on puisse prétendre que « ça y est, on est désaliénés » ! Car aussitôt qu’on se croit désaliéné, on s’expose à le redevenir. Dès qu’une institution commençait à devenir figée, suffocante, il fallait en créer une autre. Jean Oury avait une formule pour dire cela : « Ne pas en laisser passer une », c’est-à-dire lutter sans cesse, chaque jour, contre tout ce qui peut faire virer un collectif vers une structure concentrationnaire ou ségrégative. Il s’agit de mettre en place des mécanismes, au niveau de l’hôpital mais dans son propre psychisme aussi, pour prévenir tout retour autoritaire qui viendrait nous limiter, nous opprimer, nous rabattre.
“Il s’agit de mettre en place des mécanismes, au niveau de l’hôpital mais dans son propre psychisme aussi, pour prévenir tout retour autoritaire qui viendrait nous limiter, nous opprimer, nous rabattre”
Une autre manière de faire de la psychiatrie, mais pas une antipsychiatrie pour autant.
Selon l’antipsychiatrie, tout le monde est fou et aliéné, et la folie n’est qu’une réaction (justifiée !) contre l’ordre social. Il n’en va pas de même pour Tosquelles et Oury, qui considéraient qu’il y avait aussi une dimension proprement médicale de la folie et une souffrance spécifique. Tout en remettant en cause les notions de normalité et d’anormalité, en s’appuyant largement sur les travaux de Georges Canguilhem : ce que nous appelons « pathologique » n’est peut-être qu’une autre forme de vie. Il s’agissait donc de voir la psychose à la fois dans sa réalité mais aussi comme une autre forme de vie possible, qui doit être accueillie comme telle et accompagnée sans être « guérie » à proprement parler. La formule qui revient régulièrement est qu’il s’agit de « responsabiliser » les patients, c’est-à-dire faire en sorte qu’ils puissent prendre leurs propres décisions et formuler leurs propres demandes, sans être abrutis par des médicaments ou attachés dans leur lit. Et paradoxalement, l’acquisition de cette indépendance passe par un certain travail sur le lien social.
Vous mettez l’accent sur la dimension militante de ce que vous qualifiez de “laboratoire politique”. En quel sens ?
Dans le cas de Tosquelles, qui était un militant et un activiste politique, c’était très clair : il s’agissait de mettre en relation Freud et Marx – qu’il appelait les « deux jambes de la psychothérapie institutionnelle » –, c’est-à-dire qu’il fallait traiter l’aliénation sociale et l’aliénation psychique en même temps. Jean Oury, Frantz Fanon, Félix Guattari étaient également très engagés. Mais ils ont toujours refusé de verser dans quelque chose comme une idéologie, un modèle figé ou un paradigme tout prêt qu’on pourrait appliquer n’importe où. À ce titre, il faut plutôt considérer la psychothérapie institutionnelle comme une éthique.
“‘Responsabiliser’ les patients, c’est faire en sorte qu’ils puissent prendre leurs propres décisions et formuler leurs propres demandes, sans être abrutis par des médicaments ou attachés dans leur lit”
Une politique, une éthique… sans oublier la dimension artistique aussi, n’est-ce pas ?
En effet, l’hôpital proposait aux patients des ateliers d’ergothérapie, et plusieurs des œuvres produites dans ce contexte se sont retrouvées dans des collections ou des musées sous l’étiquette d’art brut, c’est-à-dire cet art qui se fait en dehors des conventions du monde artistique. Le plus connu est sans doute Auguste Forestier, qui a passé presque cinquante ans à Saint-Alban et dont les œuvres font partie de la collection Jean Dubuffet à Lausanne. Dubuffet s’est d’ailleurs lui-même rendu à Saint-Alban, parce qu’il était fasciné par cet art exécuté par des individus qui avaient accès à une autre dimension de la réalité humaine. Et puis les surréalistes : Paul Éluard a passé un certain temps là-bas, tandis que Picasso, Tristan Tzara ou Dora Maar se sont aussi intéressés à cet art issu des hôpitaux psychiatriques – et l’on également collectionné.
Et aujourd’hui, que reste-t-il de la psychothérapie institutionnelle à Saint-Alban ?
Il n’en reste pas grand-chose dans la pratique, c’est devenu un hôpital assez classique. La psychothérapie institutionnelle y est saluée surtout sous l’angle de l’hommage historique, elle y est vue comme une période révolue de l’histoire.
Et vous-même, comment en êtes-vous venue à vous intéresser personnellement à la psychothérapie institutionnelle ?
Je fais de l’histoire intellectuelle, et c’est en écrivant sur la psychanalyse – et sur Lacan plus spécifiquement – que j’avais croisé à quelques reprises le nom de Tosquelles, mais à l’époque, il y avait encore peu de publications sur lui. Par la suite, il se trouve que j’ai pu avoir accès à ses archives, qui sont très riches. Je me suis rendue également à la clinique de La Borde où j’ai rencontré Jean Oury et où j’ai pu voir de mes propres yeux la vie quotidienne des patients, ce qui était au moins aussi instructif que lire les ouvrages théoriques. Enfin, je m’intéresse depuis toujours à la relation entre le psychique et le politique, et je me suis rendu compte que les auteurs que j’enseignais dans mes cours – notamment Gilles Deleuze, Félix Guattari, Frantz Fanon et Michel Foucault – constituaient une sorte de constellation où tous réfléchissaient à la question de l’aliénation.
“La psychothérapie institutionnelle a quasiment disparu, avec les politiques de santé néolibérales obsédées par l’efficacité et les résultats immédiatement mesurables – malgré leurs limites constatées par de nombreux praticiens”
Quelle est actuellement la situation de la psychiatrie aux États-Unis ?
Le tableau n’est guère réjouissant. De nombreuses institutions ont fermé, pour des raisons économiques bien sûr, et plus personne ne s’occupe de ces personnes qui se retrouvent finalement souvent en prison. Et sur le plan théorique, la psychiatrie comme science se dirige de plus en plus vers la neurobiologie : on se retrouve, comme au début du XXe siècle, à chercher dans le cerveau les causes des troubles mentaux. Mais il existe certains jeunes psychiatres, notamment ceux que je fréquente à New York, qui ne se résignent pas à penser le sujet de manière isolée comme le produit de mécanismes d’ordre biologique ou neurologique. Leurs études – et surtout leur pratiques – recoupent celles de la psychothérapie institutionnelle dans leur souci de prendre en considération la dimension sociale de la personne, d’intégrer la psychanalyse et de prendre en compte l’inconscient dans la construction du sujet. Cette approche plus complexe vaut également pour les solutions qu’on peut apporter afin d’aider ceux qui souffrent à se sentir mieux. Mais il est difficile de se procurer la plupart des textes fondamentaux de la psychothérapie institutionnelle en langue anglaise. Jean Oury est par exemple très peu traduit, même si des auteurs comme Guattari ou Fanon sont plus accessibles.
Frantz Fanon, dont vous rappelez qu’il a été interne à Saint Alban…
On l’ignore souvent ! Son œuvre est d’ailleurs souvent plus lue aux États-Unis qu’en France – elle est même devenue centrale dans le contexte américain ces derniers temps, en partie grâce au mouvement Black Lives Matter, et depuis quelques mois, dans le contexte de la guerre au Moyen-Orient. Fanon montre en effet que le racisme et le colonialisme ont des effets non seulement sociaux mais aussi psychiques qui perdurent sur le long terme, même bien après la décolonisation ou l’instauration de l’égalité juridique. Ses écrits psychiatriques ont été publiés dans une excellente collection dirigée par Robert Young et Jean Khalfa, et c’est autour de sa figure qu’il y a un certain regain d’intérêt pour la psychothérapie institutionnelle actuellement.
Désaliénation. Politique de la psychiatrie. Tosquelles, Fanon, Guattari, Foucault, de Camille Robcis, traduit par P. Di Mascio, vient de paraître aux Éditions du Seuil. 304 p. disponible ici.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire