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mardi 27 février 2024

Rencontre Deuil périnatal : soixante-quinze ans après, «Mamie pleure en répétant son prénom»

par Marie Piquemal   publié le 26 février 2024

Odette Pichard, 99 ans, se bat pour obtenir l’inscription sur le livret de famille de son bébé, mort quatre heures après sa naissance, le 12 mai 1949, et dont elle n’a jamais vu le corps. Sa petite-fille avocate, spécialiste des questions de filiation, a plaidé sa cause devant le tribunal judiciaire de Paris.

Elle trotte dans les couloirs de l’Ehpad, alerte et solide. Odette Pichard, 99 ans, envoie du rêve – la recette tiendrait à ses années de natation et de vélo sur les routes de Savoie, «sans grande circulation à l’époque, on croisait juste des Allemands». Jusqu’à l’été dernier, elle vivait autonome dans le même appartement depuis 1943, à Issy-les-Moulineaux, dans les Hauts-de-Seine. «Nous étions en zone rouge, près des usines Renault.» De temps en temps, elle revient papoter avec le concierge. Odette Pichard sait où elle en est. Incollable sur les dates, les noms de rue qui ont jalonné sa vie.

Le 12 mai 1949, elle met au monde son premier enfant rue Barbette dans le Marais, dans une clinique qui n’existe plus. Pierre-Alain est un beau bébé de 3,100 kilos. Il crie à la naissance. Le docteur Desouby teste sous ses yeux la marche réflexe. Impeccable. Odette Pichard retourne en chambre pendant que son petit «tout blond» reçoit les premiers soins. «Les infirmières s’occupaient du bébé pour que la mère récupère, cela se faisait comme ça. Je n’étais pas inquiète.» En ce temps-là, les pères n’étaient pas présents dans la salle d’accouchement, et les droits de visite étriqués, de 14 à 16 heures. Quand Roger Pichard arrive, il est déjà trop tard. Il ne verra jamais son fils, ni le docteur à l’annonce de la mauvaise nouvelle. L’enfant est mort quatre heures après sa naissance. «Je n’ai jamais su ce qui était arrivé.» Tout juste Odette apprend-elle que son bassin est «limite» et qu’une césarienne sera préférable à l’avenir. Elle ne pose pas de question. L’idée ne lui traverse même pas l’esprit. «A l’époque, ça ne se faisait pas. On ne demandait rien. C’était la fatalité.»

Sur son fauteuil au dossier plus grand qu’elle, devant la nuit tombante derrière les vitres de l’Ehpad, Odette Pichard est en larmes. De celles qui confisquent la parole. Elle aimerait raconter pourtant. Le 24 janvier, elle a essayé avec force. Elle s’est avancé le regard droit à la barre du tribunal judiciaire de Paris. «Elle a parlé en sanglots», formule sa petite-fille, que le destin a catapulté avocate, souvent sur des dossiers de filiation. Aude Denarnaud, 41 ans, portait sa toge quand elle a raccompagné sa grand-mère sur le banc. Elle dérogeait pour la première fois à sa règle de ne jamais défendre un proche. «Pour me protéger, l’aléa juridique existe toujours.» Sa grand-mère a insisté : «Je n’ai rien à perdre.»

«J’ai dit que nous n’avions pas d’argent»

Longtemps, elle a enfoui son histoire, par culpabilité et par honte. Et puis, l’hiver dernier, une opération du cœur a servi de déclencheur. Ses chances de survie étaient faiblardes, de l’ordre de 7 %. A 98 ans, elle défie les stats et se réveille d’équerre… Mais en larmes. Elle est shootée par les médicaments et les mots s’échappent enfin. A ses filles à son chevet, elle confie ce qu’elle n’a jamais dit : Pierre-Alain ne figure pas dans le livret de famille et n’a pas eu de sépulture. Il n’est pas dans le caveau familial. Certes, son nom est gravé sur la pierre tombale du Père-Lachaise et du Montparnasse – «je suis riche en caveaux», blague-t-elle. Mais dans l’un comme l’autre, pas de cercueil ou d’urne. Françoise et Geneviève, nées respectivement un et deux ans après Pierre-Alain, n’en ont jamais rien su.

Tout s’est joué en quelques minutes dans la clinique de la rue Barbette, quand le docteur Desouby annonce la mort du bébé. «Que fait-on ?» Odette Pichard a le souvenir précis du ton de la voix. De cette réponse qu’elle ne se pardonne pas. «J’ai dit que nous n’avions pas d’argent. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Maman ou Roger, mon mari, auraient trouvé une solution. Pourquoi ai-je dit un truc pareil ?» Le docteur n’insiste pas. Ni elle ni son mari ne verront le corps du bébé. Quelle décision a alors été prise ? Le corps a-t-il été mis dans une fosse commune ? Gardé à des fins de recherche ? «Je ne le saurai jamais. Ce regret, je l’aurais toujours avec moi», pleure Odette. Soixante-quinze ans après, elle aimerait l’inscrire sur le livret de famille. «Ce serait un rendu. Comme quoi il fait partie de la famille.»

Aude Denarnaud a rédigé la requête avec assurance. «J’ai fait reconnaître la filiation d’un enfant mort-né pour des pères qui sont passés par une gestation pour autrui en Ukraine. Le tribunal de Bordeaux a établi la filiation. Et pour ma grand-mère, je n’y arriverais pas ?» Elle invoque l’article 79-1 du code civil, qui prévoit qu’en cas de décès avant la déclaration à l’état civil, l’officier se base sur le certificat médical. Odette Pichard a deux lettres manuscrites du docteur, gardées soigneusement. Le hic, découvert en cours de procédure et rendant l’issue du jugement incertaine, c’est que sans rien dire à personne, Roger Pichard avait déclaré à la mairie leur bébé comme mort-né.

«Il n’a pas eu de câlin»

A la barre, fin janvier, leur fille Geneviève a servi de porte-voix à la famille. Elle a raconté Pierre-Alain. Aucun ne l’a connu, mais il a toujours fait partie de leur vie à tous. Notamment quand sa mère fondait en larmes en passant le balai. «A la fin des vacances, c’était systématique. Mamie Dadou pleurait en répétant son prénom, Pierre-Alain. Elle disait sa tristesse, le manque, a expliqué Aude Denarnaud devant les trois magistrates et le procureur. L’angoisse de la séparation devait raviver la perte, aujourd’hui, je l’analyse comme ça.» Elle a parlé aussi des tactiques de chacun, presque instinctives, pour faire diversion. «On pose une question, on parle de n’importe quoi, et la vie reprend.» «Mamie Dadou» a sept petits-enfants, et seize arrières. Roger, le mari, a fait carrière à Esso, et deviendra comptable grâce aux cours du soir. Il est mort en 1995. Elle, avait une formation en sténotypie, cette machine biscornue qui permettait la prise de notes phonétique à toute berzingue (220 mots par minute).

«J’ai vécu, dit-elle. Mais il ne s’est pas passé une journée sans penser à Pierre-Alain.» Le scandale des fœtus retrouvés en 2005 à l’hôpital parisien de Saint-Vincent-de-Paul (XIVe arrondissement) dans des conditions de conservation douteuses, l’a longtemps hanté. «Je l’ai laissé tomber ce gosse. Il n’a pas eu de câlin. Je l’ai abandonné.» Sa peine est si vive. Comme si les années n’avaient rien estompé.

Quand on lui raconte cette histoire, Myriam Morinay, la vice-présidente de l’association Naître et vivre, qui aide les parents endeuillés, n’est pas étonnée. «Parler aide à traverser. Sans ça, cela reste enfoui comme si cela venait de se passer. A cette époque, on se taisait, la société considérait que la mort d’un tout-petit n’était pas un deuil.» A l’annonce du décès, l’état de sidération et de déni est tel, explique-t-elle, que les parents peuvent vouloir ne pas voir le corps. «Les soignants sont là pour expliquer, donner du temps pour prendre les meilleures décisions à ce moment-là.»

«Le tabou est fort»

Bien sûr, depuis l’époque d’Odette, des avancées ont été faites. Mais à pas de fourmi, à en croire les témoignages que recueille l’association. «Des protocoles existent avec des équipes pédiatriques de soins palliatifs, l’intervention d’un psychologue formé. Mais parfois, pour x raisons, rien ne s’enclenche.» Dans les cimetières, on trouve de plus en plus d’espaces dédiés aux tout-petits. Un effort est aussi fait pour mieux informer. Dans les hôpitaux parisiens, par exemple, une brochure explique que «si les parents ne peuvent pas prendre en charge l’organisation des obsèques, une procédure clairement codifiée et respectueuse est mise en place. Une crémation a lieu dans un crématorium, c’est-à-dire un établissement réservé aux personnes. […] L’hôpital est dépositaire de toutes les informations et peut ainsi répondre aux questions».

En France, 14 000 familles sont touchées chaque année par le deuil périnatal, c’est-à-dire le décès d’enfants avant la naissance à la suite d’une interruption médicale de grossesse, d’une mort fœtale in utero, ou jusqu’à vingt-huit jours après la naissance. «Nous n’avons pas la culture du deuil, regrette Myriam Morinay. Le tabou est fort. Ne pas dire, c’est faire comme si cela n’existait pas.» «Tu en feras vite un autre» ; «Il n’a pas vécu, tu n’as pas eu le temps de t’y attacher» ; «Dame nature a bien fait les choses, il aurait sûrement eu un problème» : combien sont-ils à entendre ces phrases, ces maladresses si douloureuses ? A tel point que certains parents ne se sentent pas légitimes dans leur peine et n’osent pas demander de l’aide. D’où l’importance de la ligne d’écoute tenue sept jours sur sept par des bénévoles de Naître et vivre avec les moyens du bord. L’association touche peu de subventions publiques qui seraient pourtant bien utiles pour former à l’écoute et organiser plus de groupes de parole.

On toque à la porte : le chariot avec la soupe du soir. Dans son fauteuil, Odette Pichard est inconsolable. Les mots n’ont pas de prise. Sa petite fille les crie comme si «Mamie Dadou» était dure de la feuille. Il y a ce message qu’elle aimerait faire passer aux jeunes parents endeuillés. «Ayez la force d’accompagner votre bébé jusqu’au bout, pour ne pas regretter.» Quant à la peine, dit-elle, «c’est comme pour tout, on vit avec». Myriam Morinay partage : «Faire son deuil ne veut rien dire. Tourner une page, c’est rester dans le même bouquin. On tricote avec. C’est une histoire de vie.» Pour celle de la famille Pichard, le tribunal de Paris doit se prononcer le 6 mars.


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