Publié le 25 février 2024
Par Mattea Battaglia
Un centre d’aide à la régulation émotionnelle de l’hôpital Edouard-Herriot de Lyon propose des séances de psychoéducation pour apporter à ces patients, souvent en proie aux idées suicidaires, des ressources pour se comprendre et tenter de remédier à leur souffrance psychique.
Elise, Marie, Léa, Juliette, Célia, Oriana… Elles sont une petite dizaine à participer, ce lundi de la mi-décembre, à leur première séquence de psychothérapie de groupe proposée par le Centre d’aide à la régulation émotionnelle (CARE), un lieu et un dispositif innovants ouverts, en mars 2022, dans le pavillon M de l’hôpital Edouard-Herriot de Lyon (Hospices civils de Lyon). Ce même bâtiment qui abrite l’unité de psychiatrie de crise.
La proximité n’est pas une coïncidence : toutes – ou presque – ces jeunes femmes (dont le prénom a été modifié) réunies à 14 heures dans la salle d’activité du premier étage du bâtiment ont vécu une hospitalisation en urgence pour une crise suicidaire, avant d’arriver ici. De très jeunes femmes – la moitié a entre 18 et 20 ans, la plus âgée a 27 ans – qui ont un autre point commun : avoir été diagnostiquées, durant leur(s) précédente(s) hospitalisation(s), pour un trouble de la personnalité borderline.
Ce trouble, évoqué dès 1938 par le psychanalyste américain Adolph Stern, et dont le modèle de compréhension a beaucoup évolué depuis les années 1980, est encore peu connu. Pourtant on le retrouve chez 9 % des personnes se présentant aux urgences (médicales et psychiatriques), et chez 20 % des patients hospitalisés en psychiatrie, explique le binôme de soignantes, qui inaugure la séance, la psychiatre Emeline Houchois et l’infirmière Aurane Savolle. Une façon d’ancrer leurs souffrances psychiques dans une réalité partagée, sans la banaliser.
Cette première séquence sera suivie d’une vingtaine d’autres, sur six mois, proposées sur la base du volontariat et organisées en plusieurs cycles ou modules : d’abord, quatre séances d’initiation à la compréhension du trouble borderline, puis cinq séances autour de la « tolérance à la détresse », suivies de six autres sur l’« efficacité interpersonnelle » (mieux réagir face aux perturbations mentales), conclues par six séances, encore, sur la « régulation émotionnelle » (pour développer des stratégies d’apaisement en situation de crise).
A chaque rencontre, les intervenants changent – médecins, infirmières ou psychologues, tous très impliqués dans le programme depuis son lancement. Mais un même « fil conducteur » : inscrire les patientes aussi loin que possible dans ce parcours de soins pour leur permettre de comprendre leur trouble. « L’objectif est de les placer en position d’actrices de la thérapie, presque de cothérapeutes, sur le principe de la psychoéducation, pour apaiser le mal-être et éviter la réitération suicidaire. Mais aussi pour ouvrir, dans un rapport collaboratif, un chemin vers la guérison qu’elles pourront poursuivre en autonomie », explique la psychiatre Charline Magnin, à l’initiative du dispositif CARE.
« On n’a pas d’immunité émotionnelle »
Le féminin est de rigueur, en tout cas ce lundi. Si le trouble borderline, d’après la littérature scientifique, touche indifféremment les deux sexes, les professionnels de santé (re)voient bien plus de femmes que d’hommes en consultation. Et ce même si le centre accueille aussi des hommes.
Dans la salle d’activité, une question suffit pour lancer la séance et délier les langues : « Comment définiriez-vous le trouble borderline ? », demande la docteure Emeline Houchois. « On n’a pas d’immunité émotionnelle, répond Marie. On est dans un trop-plein d’émotions, tout le temps, et les crises, par phases, sont très intenses. » « On a une dépendance extrême aux autres, rapporte Célia. Vous perdez une personne… et vous perdez tout. »
Léa ose mettre la question du suicide – ou des pulsions suicidaires – au cœur de l’échange : « Ces problèmes d’attachement nous poussent à des comportements autodestructeurs », lâche-t-elle. « On préfère parler de comportements autodommageables ici », rebondit l’infirmière Aurane Savolle. « On a tellement peur de l’abandon qu’on crée nous-même les conditions pour se faire abandonner, glisse à son tour Juliette. C’est de l’autosabotage. Et on a beau savoir que c’est lié à un trouble, on est comme enfermé dans un schéma… »
Rapidement, le petit groupe tombe d’accord sur plusieurs catégories de symptômes – des « critères », disent les soignantes. Sentiment de vide, peur de l’abandon, colères intenses… jusqu’aux comportements autodommageables comme la prise de drogue, l’automutilation, les tentatives de suicide… « On entend souvent dire que la TS [tentative de suicide], c’est un appel à l’aide, mais pour moi c’est surtout une manière de poser une limite, témoigne Marie. En faisant ça, le brouhaha s’arrête… »
Autour d’elle, assises en cercle, elles sont nombreuses à acquiescer. « C’est une manière d’éteindre la douleur, souffle Juliette. Et pourtant, moi, j’aime la vie… » « J’entends ce que vous expliquez, reprend la docteure Houchois. Le jugement des autres, le poids de la stigmatisation, ça peut être lourd à porter. » Une vague d’émotion traverse la salle aux lumières tamisées.
Possibilités de traitement
Une nouvelle question permet de relancer les échanges : « Comment devient-on borderline ? » Parmi les jeunes femmes, quelques-unes parlent d’« événements traumatiques ». D’autres, de relations compliquées avec leur famille, leurs parents. Certaines interrogent l’hérédité. Beaucoup se demandent « si ça se transmet ». « Il n’y a pas de cause unique mais un ensemble de raisons conduisant à ce trouble », leur explique Aurane Savolle, évoquant « une part liée à la biologie, une part liée à l’environnement ». « Ce qui est certain c’est que vous n’êtes pas responsable de votre trouble, souligne l’infirmière. Vous êtes responsables, en revanche, de ce que vous mettez en place pour aller mieux. »
En deux heures, entrecoupées d’une pause cigarette, les participantes, guidées, mettent des mots sur les maux « avec une maturité assez déconcertante », de l’avis de tous au sein du service. Ici, on parle de soi, mais on écoute aussi. Et on apprend beaucoup : sur les critères diagnostiques et l’historique du trouble borderline ; sur les nombreuses comorbidités (anxiété, dépression, troubles bipolaires, troubles du comportement alimentaire, de l’attention…) ; mais aussi sur les possibilités d’évolution favorable et de traitement. A commencer par la thérapie comportementale dialectique (TCD), sur laquelle ce centre lyonnais a fondé sa prise en charge.
Développée par la psychologue américaine Marsha Linehan, qui souffrait elle-même d’un trouble borderline, cette approche thérapeutique a fait ses preuves dans la réduction des symptômes, nous expliquaient Floriane Perrin, psychologue et co-initiatrice du programme, et Marie-Alix Dessouli, neuropsychologue, lors d’une première visite à l’hôpital Edouard-Herriot, en septembre 2023 : « Elle permet de recréer de la sécurité intérieure et de développer une source d’estime de soi propre, en amenant les patients à distinguer ce qu’ils doivent accepter – leurs émotions – de ce qu’ils peuvent changer – certains comportements. » Avec, souvent, un traitement médicamenteux associé.
« Un vrai choix thérapeutique »
« D’autres modèles thérapeutiques sont proposés, ailleurs, par d’autres équipes soignantes », rapporte la docteure Charline Magnin, en citant Montpellier, Strasbourg, la région parisienne, et, au-delà des frontières, Genève, « une référence », dit-elle. CARE est le premier dispositif hospitalier, à Lyon, à se concentrer sur ce trouble. Il reçoit des demandes de prises en charge de toute la France.
Mais même en multipliant les groupes de psychothérapie, il ne peut pas suivre plus d’une soixantaine de patients par an.L’enjeu, pourtant, est reconnu de tous sur le terrain hospitalier : les diagnostics sont de plus en plus fréquents parmi les 16-30 ans, chez qui la crise sanitaire et les confinements ont contribué à révéler ou à accroître certaines fragilités.
Les besoins vont croissant, confirme le professeur Emmanuel Poulet, responsable des urgences psychiatriques à l’hôpital Edouard-Herriot. Les onze lits que compte l’unité de crise sont d’ailleurs tous occupés. Avec un âge médian de 23 à 24 ans, et un âge moyen de 27 à 28 ans, quand il se situait plutôt après 30 ans il y a une décennie.
« A l’heure où l’on parle beaucoup d’hospitalisation sous contrainte, on a fait le pari d’une prise en charge reposant sur le consentement et sur la collaboration du sujet, pour des patients qui font fréquemment l’objet d’hospitalisation, parfois longue. Et ce contrairement aux recommandations. C’est un vrai choix thérapeutique », explique le chef de service, à propos du dispositif CARE.
Le « virage de l’ambulatoire [la prise en charge à la journée] », à Lyon comme dans d’autres hôpitaux, a permis de réduire le temps d’hospitalisation « sans faire d’économies sur les patients », assure-t-il. Les personnes intégrées au programme doivent par ailleurs – « c’est la règle », martèle-t-on au sein de l’équipe – être suivies par un médecin référent ou un thérapeute. A condition de trouver un professionnel pour les accompagner, à un tarif pas trop élevé. Beaucoup des jeunes femmes rencontrées, ce lundi, sont étudiantes. Celles déjà en emploi ont parfois bien du mal à le conserver.
« Vivre avec un trouble borderline sans prise en charge, c’est possiblement s’exposer à une vie de ruptures – dans le cercle familial, amical, amoureux, professionnel…, souligne la docteure Charline Magnin. Sans prétendre que six mois de TCD vont tout changer, une prise en charge précoce, avant que le mal-être ne se chronicise, peut permettre de vivre le mieux possible. »
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