par Robert Maggiori publié le 21 février 2024
Dans «Parmi les gisants», le théoricien de la littérature et philosophe américain s’interroge, à travers l’évocation très personnelle de ses souvenirs, sur ce que les nécropoles et les sépultures disent de l’humanité et de son rapport à la mort.
Quand on «ne sait pas quoi faire», il y a mille choses à faire : courir dans le parc, lire, voir un film, regarder passer les péniches, jouer à la console, se rendre à la salle de sport… La première idée qui se présente est rarement celle de visiter un cimetière. Au cimetière, on se rend à certaines occasions et certains jours, par dévotion, piété, devoir, habitude – du moins s’il s’agit de se recueillir sur la tombe d’un proche et non d’aller fleurir le tombeau d’Héloïse et Abélard, d’Alfred de Musset ou de Jim Morrison. Certes, d’aucuns le tiennent pour un lieu adrénalinogène, propice aux frissons et aux fantasmes, d’autres lui vouent une véritable passion (on les dit taphophiles), et maints écrivains et écrivaines, poètes, chercheurs en sciences humaines, y ont trouvé inspiration et objets d’étude, y ont recueilli suffisamment d’éléments de connaissance pour nourrir une histoire des typologies d’ensevelissement, une sémiologie des inscriptions tombales, une géographie sociale des espaces et des pratiques funéraires, une esthétique des monuments, une sociologie des ritualités, une anthropologie… Mais en général – est-ce si sûr ? – on préfère aller à la patinoire, ou au square, plutôt qu’au cimetière.
Le petit Robert n’a pas trop eu le choix. Dans l’impasse qu’il habitait à East Oakland, Californie, et qui se nommait Lilac Street bien qu’aucun lilas n’y ait jamais poussé, le seul jardin d’enfants où il pouvait jouer était ce «coin d’espace urbain» que constituait «un cimetière juif orthodoxe d’environ 1,5 hectare». Devenu professeur émérite de l’université d’Etat de New York à Stony Brook, il n’a guère oublié de l’«oasis rare» où il a grandi. «La fréquentation presque quotidienne, à partir de mon plus jeune âge, de ce havre de paix m’a familiarisé pour la vie avec la pensée des morts. Où que j’aille, encore aujourd’hui, j’aime sillonner ces lieux d’ultime repos, y errer, flâner, prendre la mesure que m’offrent ces lieux. […] Ma proximité précoce avec les rites entourant la mort – entourant les morts – et la façon dont on les commémore ont nourri très tôt ma réflexion sur ce que nous sommes et sur ce qu’il me semble que nous devrions être. Jamais je n’ai pensé que cette attirance pour les cimetières relevait de quelque aberration mentale.»
Miscellanées et méditations
Francophone et francophile, l’Américain Robert Harvey est philosophe, théoricien de la littérature, écrivain et traducteur (Lyotard, Foucault, Derrida, Ricœur, Deguy…). Formé en littérature française et en philosophie aux universités de Berkeley et San Francisco, puis à Paris VII (Jussieu) et à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris, docteur à double titre (une thèse, en 1988, sur la pensée morale de Jean-Paul Sartre, une autre, en 2001, sur «les Styles de l’éthique»), il a, à la faculté de philosophie de Stony Brook, dirigé le département de «Comparative Literature & Cultural Studies», et a été, à Paris, directeur de programme au Collège international de philosophie. Ses travaux sont essentiellement consacrés à Marguerite Duras (coéditeur de ses œuvres complètes en Pléiade), Lyotard, Sartre, Marcel Duchamp, Foucault, Samuel Beckett, Primo Levi, et, plus généralement à l’interpénétration des discours littéraires et philosophiques. Parmi les gisants – Penser le cimetière, n’a rien, lui, d’une thèse académique. C’est un ouvrage très personnel – «quels liens relient mon éveil politique à mes divagations les plus intimes sur la commémoration des morts ?» – qui pourrait porter le sous-titre de «miscellanées» si les «méditations» ou les «pensées» qu’il contient, indexées certes à des souvenirs de l’auteur, ne se mêlaient de façon subtile, tels des liquides ou des nuages, ne s’appelaient et se répondaient jusqu’à former une «vision» de ce qu’est ou devrait être l’humanité de chaque personne, à laquelle n’est pas étrangère la responsabilité d’avoir à protéger l’humanité de ceux et celles qui ne sont plus. On ne trouvera donc pas, dans Parmi les gisants, une étude des cimetières, ni d’un cimetière particulier, à Berlin, Tokyo, Paris ou Rabat, qui en révélerait l’architecture, les données démographiques, les systèmes allégoriques, les particularités iconographiques ou épigraphiques, la symbologie religieuse, l’environnement végétal, sinon la biodiversité qui y règne. Robert Harvey ne néglige rien de cela. Mais il procède par «évocations», telle pierre, telle odeur, telle inscription lui rappelant un film, une chanson, un tableau, un poème, un événement historique, un fait d’actualité, qui à leur tour disent ce que signifie vivre ensemble dans une société, disent ce que pourrait être une sociabilité (mélange de social et de sociable) où chaque vie serait vécue de façon décente, où chaque vie compterait comme compte toute autre vie, et disent surtout que tout cela n’est possible que si «le commerce de vivants à vivants» s’exerce aussi «par le lien des vivants avec celles et ceux qui ont perdu la vie».
Bordure sacrée
L’«oasis rare» de Lilac Street n’accueillait pas seulement les enfants qui venaient y jouer. Des familles entières s’y rendaient pour jouir du spectacle des feux d’artifice, car «c’était du haut du cimetière qu’on avait la meilleure perspective». Harvey y allait tous les jours. Il pouvait de là apercevoir «toute la métropole d’Oakland». Le jeune homme avait le «penchant fastidieux» de toujours «redresser telle ou telle pierre tombale renversée», mais en marchant d’autres idées lui venaient déjà en tête : «J’ai commencé mon apprentissage des méfaits commis par certains de mes ancêtres : ces colons d’origine européenne qui usurpèrent un vaste territoire occupé par des peuples premiers et qui construisirent une “civilisation” sur le dos d’esclaves arrachés d’Afrique.» Le verbe «gésir», auquel, symboliquement, il manque des temps, signifie être couché, et, par extension, être enterré, «reposer là» : qu’est-ce qu’un être qui ne «gît» nulle part ? Anthropologues et philosophes reconnaissent que les personnes sont devenues «humaines» lorsque l’une d’entre elles, «au lieu de laisser les carcasses à la merci de la biodégradation», de quelque ennemi ou bête sauvage, s’est avisée de protéger le corps défunt d’un proche, d’une mère, d’un père, d’un fils, d’une sœur, en l’enterrant, en lui donnant une sépulture qu’un signe, un graphe, un objet personnel, une pierre servira à (faire) reconnaître, et en traçant une «bordure» autour d’elle, de sorte qu’elle soit «sacrée», que nul ne la franchisse, ne la profane. Ainsi les humains, de points épars, deviennent lignée, ainsi le passé est fermement attaché au présent, ainsi naissent la mémoire et l’histoire, le culte et la culture, ainsi les survivants pérennisent, par l’inhumation, par «des procédés de conservation, des rituels, des tombeaux», les liens affectifs avec celles et ceux qui ont cessé de vivre. Il n’est donc pas pire crime de lèse-humanité que celui qui consiste à profaner des tombes, pas de pire horreur politique et éthique que celle de laisser les corps de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants fuyant la misère et la guerre – «des “hordes”, des “incompatibles“, disent les Huns du ramassis national» – se dissoudre dans la «mer entre les terres» comme jadis les esclaves dans l’Atlantique, sans que personne ne puisse pleurer sur une tombe, un «ci-gît» suivi d’un nom.
«Marbre blanchâtre»
Parmi les gisants illustre aussi, évidemment, le mouvement inverse d’«humanisation», qui consiste, des disparus dont on ne retrouve pas le corps, à retrouver le nom, et à remplacer l’impossible sépulture par des mémoriaux. Harvey en cite quelques-uns (9/11 Memorial, mémorial de la Shoah, American Burial Ground National Monument, mémorial de Gorée au Sénégal, mémorial du Martyr à Alger…) mais il s’attarde surtout sur les formes «pauvres» (au sens d’arte povera) de mémorial : une stèle, un pochoir (celui que C215 a peint à Paris, boulevard Richard-Lenoir, pour le policier Ahmed, abattu par les frères Kouachi), une plaque, des fleurs – et même un «vélo fantôme», apparu «au coin d’un boulevard, dans une ville quelque part» : une «bécane repeinte intégralement en blanc qu’on laisse appuyée contre le lampadaire ou le stop le plus près de l’endroit même ou quelque véhicule motorisé a fauché un cycliste».
On ne saurait ici suivre la déambulation infinie du distinguished professor de Stony Brook, qui de la «pelouse cinéraire» du Père-Lachaise le conduit au «plus minuscule des cimetières juifs de Berlin encore visible, celui de Mitte, inauguré en 1672, qui ne contient plus qu’une seule tombe : celle du grand philosophe de l’esthétique, Moses Mendelssohn», des «sarcophages du French Quarter» de la Nouvelle-Orléans à la nécropole du quartier tokyoïte de Yanaka, du «jardin des guillotinés» de Picpus au Potter’s Field de New York, qui, «avec environ un million de corpses, est peut-être la plus vaste fosse commune des Etats-Unis». Ni, d’ailleurs, expliquer pourquoi dans les allées apparaissent Bob Dylan, Louis Armstrong, Billie Holiday ou David Bowie (Ashes to ashes), Walter Benjamin et Duras, Clint Eastwood et John Ford, Edouard Glissant, Rossellini et Truffaut (les 400 coups : «Hé ben, ta mère, ta mère, qu’est-ce qu’elle a ta mère ? - Elle est morte»), Kafka, Mallarmé ou Baudelaire – lequel, au cimetière de Montparnasse, a à un endroit un tombeau et à un autre, presque aux antipodes, un cénotaphe «en marbre blanchâtre» (le poète l’avait écrit : «Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas…»). Mais la leçon que tire de sa pérégrination Robert Harvey est claire : «“Nos” morts ont quelque chose à nous apprendre», car «notre rapport aux “disparus” de la vie» recèle bien «une clé à nos imperfections de vivants». Parmi les gisants ne porte aucune idée sombre. D’ailleurs, les cérémonies d’adieu elles-mêmes, enveloppées de noir dans nos contrées, sont en blanc au Japon, «bigarrées et dansantes» en Afrique équatoriale, en Louisiane, au Mexique – où le Día de los muertos fait «sortir en explosion toutes les couleurs vives et gaies».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire