Par Philippe Dagen Publié le 24 février 2024
Avec son exposition « Toucher l’insensé », l’institution parisienne présente, jusqu’au 30 juin, un ensemble de documents, des films et des œuvres sur des lieux d’internement et de soins.
Art et psychiatrie : depuis quelque temps, cet immense sujet est de plus en plus présent dans les musées. En 2021, aux Abattoirs, à Toulouse, une remarquable exposition avait remis au premier plan le psychiatre François Tosquelles (1912-1994). Sa pensée et son action furent décisives dans la mise en œuvre de ce que l’on nomme psychothérapie institutionnelle, qui se fonde sur une analyse critique du fonctionnement habituel de lieux d’internement et de soins, afin d’en réformer le fonctionnement et d’en finir avec l’internement de type carcéral.
Aussi Tosquelles est-il l’une des figures tutélaires de « Toucher l’insensé », qui, au Palais de Tokyo, à Paris, reprend ces questions. On ne saurait trop conseiller de prendre le temps de regarder, dans sa totalité si possible, le film que le réalisateur François Pain fit avec lui, François Tosquelles, une politique de la folie (1989), ainsi que, dans le même cycle de projections, dans une salle en périphérie du parcours, l’ensemble des films de Pain, dont Le Divan de Félix (1986), consacré à son ami le philosophe et psychanalyste Félix Guattari (1930-1992). Certes, tout regarder prend du temps, mais c’est sans doute la meilleure manière de procéder pour saisir le propos de François Piron, commissaire de l’exposition, et insérer celui-ci dans une vision plus longue et large.
Documentaires et créations
« Toucher l’insensé » n’est ni exhaustif ni historique. On n’y trouve aucune allusion aux expositions et aux ateliers d’art-thérapie, qui commencèrent à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, peu après la seconde guerre mondiale, et furent, en leur temps, des révélations ; ni au film documentaire de Frederick Wiseman, Titicut Follies, qui fut, en 1967, l’un des premiers à montrer l’intérieur d’un établissement psychiatrique ; ni à San Clemente, tourné par Sophie Ristelhueber et Raymond Depardon, en 1982, dans l’asile vénitien du même nom ; ni à bien d’autres, dont la présence serait aussi légitime – de Jean-Jacques Lebel à Kader Attia.
C’est cependant dans cette trame que s’insèrent les chapitres qui se succèdent le long du cheminement en zigzag que dessinent les cimaises. Ces chapitres sont tantôt de l’ordre du documentaire, tantôt consacrés à des créations individuelles. Parmi ceux du premier genre, l’un des plus denses et instructifs traite du Centre familial de jeunes qui a fonctionné à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), puis au Plessis-Trévise (Val-de-Marne), des années 1950 à 1992 : rencontres et activités thérapeutiques de groupes, ateliers de dessin et d’écriture, mises en scène, impression du journal L’Oreille qui parle, tout cela porté par la volonté du directeur, Joe Finder, d’éviter toute mesure contraignante.
Une autre section rappelle le passage de Frantz Fanon (1925-1961) à l’hôpital de Blida-Joinville, en Algérie, où il est médecin-chef à partir de 1953, après son internat sous la direction de Tosquelles à l’hôpital de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère), où Tosquelles expérimente alors la psychothérapie institutionnelle. Fanon la pratique à son tour à Blida : ouverture d’un café, création d’un terrain de foot… Mais c’est pour peu de temps : il démissionne en décembre 1956 en dénonçant la situation coloniale, qui rend son action impossible, et est expulsé d’Algérie en janvier 1957.
Au même moment et selon les mêmes principes, le psychiatre Jean Oury (1924-2014) fonde en 1953 la clinique de la Borde à Cour-Cheverny (Loir-et-Cher), où travailla et mourut Guattari, et qui demeure l’un des principaux lieux d’expérimentation en matière de compréhension et de traitement des malades. Toujours actif aujourd’hui est aussi le centre artistique 3 bis f, au sein de l’hôpital Montperrin d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), ouvert en 1983, dans lequel le personnel médical et les intervenants artistiques travaillent ensemble. Ces présentations sont inégalement développées, détaillées ou plus elliptiques, l’idée étant de consacrer plus de vitrines et de documents aux lieux les moins connus.
Efficacement dérangeant
Entre ces sections savantes s’insèrent des passages par des œuvres. Patrik – sans c – Pion accroche du haut en bas des cimaises ses sculptures : en carton et papier, il réalise des agrandissements de choses banales – une paire de bottes, un fer à repasser, une clé – ou moins anodines – un revolver, un grand couteau, une tronçonneuse. Tous sont blancs et un peu froissés. Ses objets envahissent l’espace comme pour rappeler leur omniprésence, leur production, leur consommation, bref, leur invasion frénétique.
De Jules Lagrange est montré un film en noir et blanc très efficacement dérangeant : des marionnettes balinaises et leurs ombres, qui semblent rendre hommage à quelques séquences hallucinées du Testament du docteur Mabuse (1933), de Fritz Lang, dont une clinique psychiatrique est le théâtre. Ses reliquaires muets, construits à partir de boîtes en bois et de débris variés, sont aussi troublants.
Le même terme s’applique, au plus haut point, aux dessins de l’artiste danoise Signe Frederiksen. Quand, en 2018, elle travaillait à Bruxelles auprès d’enfants touchés par l’autisme ou des problèmes d’attention, elle a commencé à dessiner en rentrant chez elle, le soir d’après, ce qu’elle avait ressenti en leur présence : des visages au front ouvert, menacés d’aveuglement ou de ce que l’on appelait jadis possession, des corps léthargiques ou torturés. Elle en poursuit la série, qu’elle intitule « Ni étrange ni étranger ». A juste titre, car ces dessins suscitent un surprenant sentiment de proximité.
« Toucher l’insensé ». Palais de Tokyo, Paris 16e. Jusqu’au 30 juin. Palaisdetokyo.com
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