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dimanche 25 février 2024

Interview Enfants ukrainiens kidnappés : «Ils subissent un lavage de cerveau et des mauvais traitements»

par Izia Rouviller  publié le 25 février 2024

Mykola Kuleba, fondateur de l’ONG Save Ukraine qui rapatrie des mineurs déportés en Russie ou en territoire occupé, explique comment le Kremlin œuvre à cacher ces enfants et effacer leur identité ukrainienne.
publié aujourd'hui à 7h49

Près de 20 000 enfants ukrainiens manquent toujours à l’appel. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, des milliers de jeunes ont été séparés de force de leurs parents ou de leur orphelinat par les forces russes. Déportés en Russie ou en territoire occupé, ils sont placés dans des foyers, des familles d’accueil ou des collèges techniques et poussés à acquérir la citoyenneté russe. Une stratégie fomentée depuis des années au plus haut sommet du Kremlin, qui réfute toute accusation de déportation et assure qu’il s’agit d’orphelins.

Mykola Kuleba a été Commissaire aux droits de l’enfant du gouvernement ukrainien de 2014 à 2021. L’année de sa prise de fonction, il a créé Save Ukraine, une ONG qui organise régulièrement des missions de sauvetage pour rapatrier des enfants ukrainiens enlevés par la Russie. Pour Mykola Kuleba, il y a urgence à ramener ces jeunes chez eux, alors que les autorités russes s’échinent à effacer leur identité ukrainienne.

Dans quelles circonstances ces enfants sont-ils enlevés par la Russie ?

Ces enfants viennent des territoires occupés par la Russie ou des zones de front. Certains ont été envoyés par leurs parents vers de prétendues colonies de vacances, qui se sont avérées être des camps de rééducation. D’autres ont été arrachés de leur orphelinat, d’autres encore emmenés sous prétexte d’évacuations. Après l’invasion de 2022, la Russie s’est vantée d’avoir déplacé près de 750 000 enfants ukrainiens pour des raisons humanitaires. Le gouvernement ukrainien a pu en identifier environ 20 000. Et Save Ukraine en a rapatrié 244. Il est de notre devoir d’aider ces enfants à revenir à la maison. Mais le temps joue contre l’Ukraine. En tout, ils seraient des centaines de milliers à avoir été illégalement enlevés par la Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014, sans que nous puissions connaître exactement leur nombre. Dix ans après, ces anciens écoliers ukrainiens de Crimée sont devenus de jeunes adultes, et se battent en ce moment en tant que soldats russes contre les Ukrainiens.

Qu’arrive-t-il aux enfants enlevés par la Russie depuis le début de l’invasion en février 2022 ?

La majeure partie d’entre eux sont envoyés dans des camps ou auprès de familles russes, en Russie ou dans des zones occupées, par exemple en Crimée ou dans le Donbass. Après leur déportation, les Russes n’essayent pas de les réunir avec leurs familles, comme l’attestent de nombreux témoignages d’enfants que nous avons recueillis. Là-bas, ils subissent un lavage de cerveau, et des mauvais traitements. La propagande russe s’efforce d’effacer toute leur identité ukrainienne et de leur instiller une haine envers Kyiv.

Rostislav, un adolescent originaire de Kherson aujourd’hui pris en charge par Save Ukraine, avait 17 ans lorsqu’il a été déporté de force dans des camps criméens. Il nous a raconté qu’il était forcé, entre autres, à chanter l’hymne national russe. Après avoir refusé de s’y plier à plusieurs reprises, il a été placé à l’isolement dans une pièce de quatre mètres carrés, sans son téléphone, pendant quinze jours. Un autre garçon que nous avons rapatrié, Serhiy, un orphelin natif de la région de Kharkiv expulsé de son village par des soldats russes, nous a dit avoir été détenu en Russie par les services de sécurité (FSB). Lors des interrogatoires, il était frappé aux chevilles et aux pieds avec des barres métalliques.

Comment s’organise Save Ukraine pour rapatrier et prendre en charge ces enfants ?

Dès les premiers jours de la guerre, nous avons mis en place une permanence téléphonique et un service de messagerie sur les réseaux sociaux, pour permettre aux familles d’entrer en contact avec nous. A partir de là, nous organisons avec eux des missions de sauvetage – dont le mode d’action reste confidentiel – avec l’aide de nos volontaires, de notre équipe d’enquêteurs et de sources anonymes. Nous sommes aussi en contact avec les autorités locales, le gouvernement ukrainien et le commissaire ukrainien aux droits humains, Dmytro Lubinets. Les rapatriements se font au cas par cas et sont toujours extrêmement compliqués.

Une fois de retour en Ukraine, l’enfant reçoit une assistance immédiate et peut bénéficier d’une prise en charge au sein de notre «centre d’espoir et de guérison», où il reçoit un accompagnement social, légal, médical et psychologique. Actuellement, nous récoltons des fonds pour créer un lieu supplémentaire spécialement dédié aux 64 orphelins que nous avons aidé à rapatrier. Le but n’est pas de les placer dans un orphelinat. Ce sont les plus vulnérables : ils ont été traumatisés et ont plus que jamais besoin qu’on leur trouve une famille.

Pourquoi est-il particulièrement difficile de les tracer et de les retrouver ?

En 2018 et en 2020, les autorités russes ont changé leur législation et simplifié la procédure d’acquisition de la citoyenneté pour les citoyens ukrainiens. Ainsi, lorsqu’un enfant ukrainien kidnappé se retrouve sur le territoire russe sans ses parents, il est généralement placé sous la charge d’un «tuteur temporaire» – un citoyen russe lambda, qui outrepasse tout contrôle – avant d’être adopté. Celui-ci peut soumettre une demande de citoyenneté au nom de l’enfant, au même titre que les directeurs d’institutions éducatives et médicales. Bien sûr, l’avis du jeune n’est pas pris en compte. Via cette nouvelle législation, les autorités russes peuvent aussi changer son prénom, son nom, et même sa date de naissance. Ce qui rend presque impossible de les tracer et de les retrouver.

La commissaire aux droits de l’enfant en Russie, Maria Lvova-Belova, a elle-même bénéficié de cette politique en adoptant un adolescent originaire de Marioupol. C’était même diffusé à la télévision russe avant que la Cour pénale internationale ne lance un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine [pour sa responsabilité dans cette déportation illégale d’enfants menée par son armée depuis le début de l’invasion en Ukraine en février 2022, ndlr], qui devra répondre de ces crimes.

Certains enfants refusent-ils de retourner en Ukraine ?

Oui, certains enfants dont nous retrouvons la piste nous disent qu’ils souhaitent rester en Russie. Ils pensent qu’ils vont être tués par les nazis s’ils rentrent en Ukraine. Et c’est extrêmement difficile de les convaincre que cela n’est pas vrai. C’est le cas de Denys, un orphelin de 18 ans que nous avons rapatrié il y a dix jours. Il nous a demandé de l’aide car il souhaite être réuni avec son grand frère, qui vit en Allemagne. Denys a été enlevé il y a deux ans à l’orphelinat de Kherson. Il est passé par plusieurs écoles militaires avant d’être envoyé à Moscou, où il vivait auprès d’une famille russe. Quand je l’ai rencontré à Varsovie, il m’a dit : «Tu sais, je ne peux pas, je ne veux rien dire de mal sur les Russes. Maintenant, j’ai compris qu’ils se battaient parce qu’ils veulent aider l’Ukraine.» J’étais donc face à ce garçon, qui s’identifie lui-même comme un Ukrainien mais qui a reçu la citoyenneté russe. Il essayait de me dire que la Russie n’était peut-être pas si mauvaise que cela. Tel est le plan de Poutine : transformer des Ukrainiens en Russes pour les faire se retourner contre leur propre patrie.


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