par Isabelle Alfandary publié le 29 février 2024
Qu’est-ce que la psychanalyse ? En quoi consiste une analyse ? Que fait au juste l’analyste ? C’est à ces questions aussi simples que décisives au regard de la découverte par Freud de l’inconscient que tente de répondre Lacan dans le séminaire XV, l’Acte psychanalytique, qui vient de paraître.
La réponse de Lacan tient en deux mots : l’acte psychanalytique.
L’idée d’acte psychanalytique peut paraître déconcertante. La psychanalyse – n’a cessé de clamer Lacan depuis son discours de Rome en 1953 – n’a qu’un seul médium : la parole du sujet. Alors quid de l’acte psychanalytique ? En quoi consiste-t-il ? La séance ? Le transfert, cette relation asymétrique qui réunit l’analysant et l’analyste ? L’interprétation ? Le silence ? Si chacun de ces éléments participe assurément de l’acte psychanalytique, aucun n’est, à proprement parler, l’acte. Comment d’ailleurs parler d’acte psychanalytique quand Lacan lui-même se plaît à rappeler la suspension qui entoure tout acte en psychanalyse ? L’analyste n’est-il pas censé précisément «laisser en blanc» la ligne de l’acte et s’abstenir de toute approbation, de tout conseil ? N’est-ce pas justement ce qui le distingue des autres professionnels de la psyché ?
Tout est dans le symbole
L’acte n’est cependant pas l’action. Lacan rappelle, pour illustrer son propos, que le franchissement par César du Rubicon ne revêtait pas de signification militaire. Tout est dans le symbole. Telle est la nature de l’acte.
L’acte psychanalytique réside dans une lecture située dans l’après-coup : il est inséparable des effets de langage sur lequel repose la psychanalyse tout entière. Le faire de l’analyse est un «faire de pure parole». Qui est l’auteur de l’acte ? L’analysant a certes une lourde tâche à accomplir, dit Lacan, mais la fonction de l’acte échoit au psychanalyste. Le séminaire est d’ailleurs destiné aux analystes dont Lacan regrette à maintes reprises la présence trop clairsemée à son goût.
Dans le séminaire, Lacan revient sur la singularité du dispositif mis au point par Freud : la cure de parole ou «talking cure», comme l’a nommée il y a plus d’un siècle une certaine Anna O. Un dispositif qu’il qualifie d’«artefact» et dont il n’est pas convaincu qu’il soit appelé à durer toujours : «A partir d’un certain moment, elle n’apparaîtra peut-être dans l’histoire que comme un épisode extrêmement limité, le cas extrêmement particulier d’une pratique qui s’est trouvé par hasard ouvrir un mode complètement différent des rapports d’acte entre les humains.» Il n’en reste pas moins que la trouvaille freudienne a ouvert selon Lacan la possibilité d’une relation d’un genre nouveau, productrice d’effets qui ne le sont pas moins, entre deux humains qui entretiennent l’un avec l’autre un certain rapport à la parole : l’analyste et l’analysant. Lacan insiste d’ailleurs sur l’emploi de ce terme, à l’exclusion de celui de «patient» et plus encore de «psychanalysé».
Le chemin de parole
Le séminaire tourne autour des conditions dans lesquelles un sujet devient analyste. Celui qui se dit «psychanalyste» ne peut in fine s’autoriser que d’une chose selon Lacan : avoir mené le parcours de son analyse à son terme, avoir fait lui-même l’expérience de ce qui s’appelle «psychanalyse» et dont Lacan décrit par le menu la logique intrinsèque.
Il n’y a pas de psychanalyse sans psychanalyste répète Lacan dans une formule qui semble confiner au truisme. La redondance apparente recouvre en réalité l’expérience inaugurale du chemin de parole, d’écoute et de réponse entre deux sujets qu’on appelle une analyse. L’expérience du rapport du sujet analysant au sujet supposé savoir – l’analyste – et du rapport à l’objet de son désir – le fameux objet a dont Lacan est l’inventeur – est selon lui le seul «critère» qui qualifie un humain à se dire analyste, à l’exclusion de tout autre savoir, de toute autre formation. La proposition ne manque pas d’audace : Lacan la soutient mordicus. L’analyste se distingue de l’analysant non pas tant par son savoir positif que par son expérience d’avance de la cure et surtout de son issue. La fin de la cure psychanalytique est marquée – c’est l’idée originale de Lacan – par la chute du sujet supposé savoir – l’analyste étant rejeté comme un vulgaire déchet – et l’avènement du désir du sujet. Pour Lacan, à la fin d’une analyse digne de ce nom, l’analysant remet le sujet supposé savoir à sa place et peut alors se poser la question de devenir lui-même analyste, d’occuper cette place singulière qui suppose d’accepter d’être rejeté à son tour.
Le caractère «sismique» de Mai 68
A mi-parcours, le séminaire sur l’acte est percuté de plein fouet par un certain réel qui fait effraction au printemps de l’année 1968, celui des pavés qui volent dans les rues de Paris. Dont acte. Le psychanalyste prend rapidement la mesure du caractère «sismique» du mouvement, et interroge la responsabilité des psychanalystes dans ce qui arrive. Lacan comprend que Mai 68 questionne les relations du désir et du savoir. Ce qui se passe sous les fenêtres du séminaire n’est pas étranger à ce qui se joue sur un divan. Il n’échappe toutefois pas à Lacan que les acteurs de l’insurrection ne se réclament pas de lui – c’est sans doute ce qui explique qu’il critique si âprement un autre disciple de Freud, Wilhelm Reich, source d’inspiration des étudiants de la cité universitaire de Nanterre.
Souvent drôle, toujours baroque, ce séminaire qui renseigne le lecteur contemporain sur ce qu’est une analyse est ponctué tant par ses réflexions sur le mouvement qui secoue la France en mai 68 que par ses innombrables relectures de la tradition philosophique. Par les temps qui courent, la liberté de ton et de proposition qui s’y font entendre s’avère plus que rafraîchissante – salutaire. Quoi que l’on pense de Lacan et de la psychanalyse, une chose est sûre, que l’auteur énonce non sans humour : «Personne ne parle de psychanalyse comme ça.»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire