par Elsa Maudet publié le 9 novembre 2023
En voyant la boîte surgir, Lilya lâche avec enthousiasme : «Ami ours !» Sous les regards de la petite fille et de six autres marmots de moyenne section, Marie-Paule Jeanne sort la peluche violette, l’enfile sur sa main telle une marionnette et démarre : «Moi, c’est Ami ours. Je suis l’ami de touuuuuus les enfants.» Nyuma lui serre la patte. Marie-Paule Jeanne, animatrice au centre de loisirs de l’école primaire Pef, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), dégaine sept répliques miniatures de l’Ami ours, qu’elle distribue à la jeune assistance. S’ouvre alors une séance de câlins entre ursidés.
En ce mercredi après-midi, dans une jolie salle lumineuse du centre de loisirs équipée de meubles en bois, les enfants, assis sur des galettes colorées, retrouvent ou découvrent, c’est selon, leur copain poilu venu tout droit du Danemark. La mascotte fait partie de la mallette fournie aux établissements scolaires qui se sont lancés dans l’expérimentation de «Vivre-ensemble – Fri For Mobberi» («libéré du harcèlement»), un programme de prévention du harcèlement scolaire qui fait ses preuves dans la monarchie scandinave depuis 2005 et a essaimé en Estonie, en Roumanie et en Islande.
En France, les écoles maternelles des cités éducatives de Saint-Ouen et du XVIIIe arrondissement de Paris se sont lancées l’an passé, d’autres situées dans les XIXe et XXe arrondissements de la capitale ainsi qu’à Eragny (Val-d’Oise) et Montreuil (Seine-Saint-Denis) s’y mettent cette année. Objectif : créer des communautés bienveillantes dans lesquelles les enfants sont capables d’identifier leurs émotions comme celles des autres, de fixer leurs limites et de respecter celles de leurs camarades. Si la mayonnaise prend, les petits seront suffisamment armés pour grandir sans exclure, dénigrer ou heurter personne – de quoi reléguer le harcèlement scolaire au rang de mauvais souvenir, alors que se tient ce jeudi 9 novembre dans tous les établissements la journée nationale de lutte contre ce phénomène.
«Le harcèlement n’est pas un phénomène individuel, avec un harceleur et un harcelé, mais un phénomène de groupe où les rôles peuvent changer. Donc on travaille pour que chacun ait une place dans le groupe, que les différences soient acceptées», explique Brigitte Cervoni, inspectrice de circonscription dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Au Danemark, le programme est utilisé dans 60 % des crèches, 62 % des écoles maternelles et 45 % des écoles élémentaires. En France, il va bientôt démarrer dans certaines crèches municipales de Paris et Saint-Ouen et son extension au niveau élémentaire devrait suivre dans certaines écoles.
Programme transversal
«L’Ami ours est venu ici, à Saint-Ouen, pour se faire de nouveaux copains, reprend Marie-Paule Jeanne. Il a pris des photos mais il n’a pas compris ce qui se passait.» L’animatrice sort de la mallette des «planches de discussion», des saynètes dessinées représentant des situations familières des enfants. Sur la première apparaissent quatre personnages. Trois semblent jouer aux cubes, un autre est isolé et paraît triste. Un seul sourit de toutes ses dents. «Il est tout content, mais il a volé les cubes. Il faut pas voler», analyse Nyuma. «Comment tu sais qu’il a volé ? On ne peut pas dire qu’il a pris ? Ou qu’on lui a donné ?» interroge l’animatrice, qui insistera sur ce point, car il ne peut y avoir de vols dans un lieu où les jouets sont à tout le monde. Aux marmots agenouillés devant elles, elle demande : «Ça vous arrive de prendre les Lego ?» Eux de répondre, dans un flagrant déni de réalité : «Noooooooon !»
Maintenant que les enfants ont analysé l’image, l’heure est aux leçons à en tirer.
«Quand on voit un copain triste et un très, très content, qu’est-ce qu’on fait ? questionne Marie-Paule Jeanne. On lui dit : “S’il te plaît, tu peux me donner les Lego ?”»
«Mais il va dire non…» anticipe Lilya.
«Tu vas être comment quand il va dire non, le copain ?»
«Mon cœur, il va être boum boum.»
«Quand on voit qu’un copain est triste, on lui dit : “Ne t’inquiète pas, tu peux en prendre d’autres dans la boîte.”»
Particularité – et intérêt majeur – du programme Fri For Mobberi, porté en France par la Ligue de l’enseignement de Paris, une fédération d’associations : il est transversal. Outre les animateurs du périscolaire, sont formés les enseignants, directeurs d’école et agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem, appelées Asem à Paris). «A 8 h 30, les enfants sont des élèves, à midi ce sont des enfants, à 13 h 30 des élèves, à 16 h 15 des enfants. Il faut prendre l’enfant dans sa globalité, plaide Ayette Bounoua, responsable pédagogique à la mairie de Saint-Ouen. D’habitude, on ne se parle jamais. L’animateur ne parle pas à l’enseignante, l’enseignante parle peu à l’Atsem, pas aux parents…»
Là, les différents professionnels sont formés en même temps, ensemble. «Il n’y a pas de hiérarchie des métiers», complète Ayette Bounoua. «La réussite de l’enfant, c’est de la co-construction institutionnelle. Si l’objectif est de délivrer la meilleure éducation dans le meilleur cadre, il ne faut plus travailler en silos», abonde Karim Bouamrane, le maire de Saint-Ouen. «C’est important que toute la communauté éducative partage ces mêmes outils, parce que si les discours sont différents entre le scolaire et le périscolaire, ou à la maison, les enfants peuvent se trouver en décalage, parfois en conflit de loyauté. Ça permet aux enfants d’acquérir des réflexes qui sont les mêmes quand ils sont face à des situations conflictuelles», argue Brigitte Cervoni.
Cours d’empathie «dès les petites classes»
Liberté est laissée à chacun d’appliquer le programme Fri For Mobberi à sa guise. A l’école maternelle parisienne Fernand-Labori, les enseignants utilisent notamment les planches de discussions, le périscolaire investit les activités coopératives et de plein air. «On montre une planche sur laquelle un enfant crayonne sur le dessin de son copain, puis on demande aux élèves ce qu’ils pourraient faire, en axant sur les témoins passifs. Les enfants ont plein d’idées : on pourrait lui prêter une autre feuille, l’aider à dessiner…» illustre Gilles Fort, le directeur de l’école.
La prise en compte et la lutte contre le harcèlement scolaire sont très récentes en France, avec l’organisation d’assises dédiées au sujet en 2011. Durant la décennie écoulée depuis, les regards se sont surtout tournés vers les enseignants, souvent considérés comme la clé de la réussite ou de l’échec de la protection des enfants et adolescents. Le plan interministériel présenté fin septembre par la Première ministre, Elisabeth Borne, est venu casser cette logique, en intégrant une longue chaîne d’intervenants dans la lutte contre le harcèlement, allant des enseignants aux magistrats, des entraîneurs sportifs aux policiers.
A cette occasion, le gouvernement a annoncé le déploiement, dans une école pilote par département à partir de janvier, et dans tout le pays en septembre 2024, de cours d’empathie «dès les petites classes». Le ministère de l’Education nationale, contacté par Libération, n’est toutefois, à ce stade, pas en mesure d’apporter des précisions sur ce qui est prévu. «Les cours d’empathie, ce n’est qu’une partie de Fri For Mobberi. On travaille la dynamique de groupe, de vivre-ensemble. Le programme a une vision systémique du harcèlement», éclaire Margot Neuvialle, coordinatrice du programme à la Ligue de l’enseignement de Paris.
«Les enfants sont moins agressifs»
Dans tous les pays où elle est déployée, la méthode est analysée par des chercheurs et améliorée au fil du temps. Il ressort des analyses que les enfants se montrent plus bienveillants et empathiques les uns envers les autres, qu’ils ont davantage l’esprit de groupe et qu’ils savent mieux gérer leurs conflits par eux-mêmes. Le projet est encore trop jeune en France pour avoir une idée précise de ses effets, mais les professionnels décèlent déjà des améliorations. «Je vois que les enfants sont moins agressifs, même dans la cour, qu’il y a plus d’entente», assure Corinne Joncart, Asem depuis dix ans à l’école maternelle Gustave-Rouanet, dans le XVIIIe arrondissement de Paris.
Gilles Fort se remémore, lui, ce petit garçon de grande section intervenu spontanément lors d’un conflit entre deux camarades, qui leur a parlé, a trouvé une solution, est allé voir la maîtresse et a indiqué que «c’était comme le dessin», en référence à une planche de discussion vue précédemment. Brigitte Cervoni et le directeur citent également ce petit garçon, atteint de troubles du spectre autistique, qui avait tendance à forcer ses camarades à faire des câlins et des bisous. «A force d’utiliser le dispositif, d’insister au quotidien sur le consentement, maintenant il dit systématiquement : “Est-ce que je peux te prendre dans mes bras ?” La plupart du temps, ils répondent oui. Il le fait doucement, sans serrer trop fort», indique Gilles Fort.
Pour fonctionner, Fri For Mobberi doit marcher sur trois jambes : les enfants, les professionnels et les parents. Ces derniers commencent tout juste à être impliqués dans le programme, par le biais de «cafés des parents». Des planches de discussion spécifiques leur sont dédiées, afin de leur faire prendre conscience de leur rôle dans les phénomènes de harcèlement. L’habitude de dénigrer d’autres élèves ou parents à la maison peut en effet offrir un laissez-passer à leurs enfants pour s’y adonner à leur tour.
Tous les professionnels s’accordent à dire qu’en matière de harcèlement scolaire, aucune méthode n’est magique et duplicable à l’identique partout. Fri For Mobberi, qui se présente comme un outil parmi d’autres, ne fait pas exception. Mais le programme a l’avantage d’agir de façon préventive et d’impliquer tous les adultes structurant la vie des enfants. Une pierre de plus pour espérer endiguer durablement le phénomène.
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