par Eric Favereau publié le 2 novembre 2023
Félix Guattari avait le sourire éclatant. Grand intellectuel et psychanalyste, il était aussi le codirecteur de la clinique la Borde, près de Blois, où se pratiquait une psychiatrie ouverte, tolérante, hospitalière. Dans ce grand château à moitié en travaux, il fallait le voir, à l’aise, tranquille, heureux comme tout avec les grands malades, et rire avec ses grands cheveux bouclés.
En septembre 1989, un reportage dans le journal britannique The Observer fait sensation, décrivant le bateau ivre qu’est devenue l’île grecque de Leros, transformée en un gigantesque hôpital psychiatrique laissé à l’abandon. Dominique Pouchin, alors rédacteur en chef de Libération, a l’idée d’envoyer Guattari en reportage dans cette île, enquêter sur ces malades, nus, entassés, isolés et surtout oubliés. M’occupant des questions de santé au journal, je l’accompagnais, ainsi que Joséphine sa femme, photographe. Avant le départ, Félix Guattari avait déjà quelques idées en tête. Il était tout sauf naïf et savait qu’en Grèce, à Athènes précisément, essayait de travailler Franco Rotelli, un psychiatre italien qui avait œuvré à la disparition des hôpitaux psychiatriques à Trieste. Et Guattari devinait que Leros avait beau être monstrueux et montré du doigt, ce n’était peut-être pas le pire des lieux.
«Obsénité sociale»
Nous partîmes début octobre 1989 pour une semaine. Le 13, Libération publiait le journal de Leros de Félix Guattari, qui fera date. Il symbolisera, d’une certaine façon, l’engagement de Libération autour de la folie. Avec cette idée très foucaldienne que la folie est une marque de l’humain. Et qu’en ce sens, elle a quelque chose à nous dire.
«J’ai déjà visité pas mal d’hôpitaux psychiatriques dans le monde, et je me méfie de mes réactions car ma sensibilité a fini quelque peu par s’émousser, écrit Félix Guattari. C’est toujours la même détresse, la même nudité, la même obscénité sociale. Et je dois l’avouer d’emblée, ce n’est pas ici pire qu’ailleurs… Des êtres fantomatiques, au crâne rasé, aux traits du visage effacés par des années d’angoisse et de solitude au sein de la multitude. Des robes-sacs standards voilant à peine des chairs de camp de concentration…» Mais ce constat, aussi : «C’est étonnant, mais cet hôpital prison est totalement ouvert à qui veut le visiter. […] Les médias ont fait, c’est incontestable, du sensationnel, là où l’on était proche d’une réalité relativement banale. […] Le problème de fond consiste à déterminer s’il convient maintenant de supprimer l’hôpital de Leros ou de le reconvertir.»
Trois jours plus tard, de retour à Athènes, nous visitions non sans mal l’hôpital de Daphni, situé dans la proche banlieue de la capitale grecque. Un lieu qui accueille 1900 malades. «On veut nous montrer des bâtiments repeints, on voit le centre de crise, de thérapie brève. Une amie nous dit de visiter le pavillon 11. On insiste, on y arrive. Et là, c’est l’horreur, 95 hommes tournoient, hurlent, certains complètement nus, d’autres attachés. Un entassement indescriptible. Nous sortons de là complètement retournés.» Et Félix Guattari termine dans Libération son récit ainsi : «Il y a toujours pire que Leros.»
«Nuit sécuritaire»
Question éternelle que posait ce reportage : faut-il détruire ou bien soigner les murs de l’asile ? Aujourd’hui, encore et toujours, cette phrase résonne. Et c’est un combat que Libération a toujours porté, depuis l’époque de l’antipsychiatrie puis de la psychothérapie institutionnelle dans les années 70, puis encore avec la psychiatrie sociale qui cherchait à réinstaller le fou dans la ville. Comment ne pas exclure ? En 2001, nous nous étions emballés pour le texte de deux psychiatres, le rapport Roelandt-Piel, qui annonçait la fin programmé dans les dix années des hôpitaux psychiatriques.
Vingt ans plus tard, les hôpitaux psychiatriques sont toujours là ; ils ont changé simplement de nom, baptisés «centres hospitaliers spécialisés». A l’intérieur, tous les services sont quasiment fermés, avec des chambres d’isolement en pagaille. Que faire ? En décembre 2008, Libération a participé à la création du collectif des 39 – né après le discours sécuritaire tenu à l’hôpital d’Antony par Nicolas Sarkozy – qui lançait un appel «contre la nuit sécuritaire». En novembre 2014, nous avons appuyé la nouvelle pétition des 39 – «Non à la contention, la sangle qui attache et tue le lien humain qui soigne» – qui allait recueillir plus de 10 000 signatures.
Aujourd’hui, la question est toujours là, d’actualité, mais elle manque singulièrement de porte-voix. Et Félix Guattari, mort il y a 30 ans d’une crise cardiaque, nous manque.
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