par Ludovic Séré publié le 4 novembre 2023
«Nous faisons de la protection de l’enfance, il est donc hors de question de mettre les coups.» De tous âges et toutes professions, ils sont neuf à se présenter à nous, autour d’une table d’un restaurant du centre du Neubourg, petite ville de 4 000 habitants dans l’Eure. Légèrement désorganisés mais extrêmement motivés, tous ont requis l’anonymat le plus complet. Leur point commun se nomme Vincent de Paul. Pas le saint, l’association. Ces femmes et ces hommes travaillent dans la maison d’enfants à caractère social (Mecs) de Thibouville, à dix minutes en voiture de notre point de rendez-vous.
Déterminé, le groupe est venu dénoncer une situation qui ne fait qu’empirer depuis une décennie, date à laquelle la nouvelle directrice a pris la tête de l’établissement. Selon cette dizaine de témoignages recueillis par Libération, Marie-France L. se serait montrée psychologiquement et physiquement violente avec des enfants de l’établissement qu’elle dirige. La directrice de 59 ans exercerait également des pressions fortes, semblables à du harcèlement moral, envers ses salariés. Au moins l’un d’entre eux a fait une tentative de suicide. Marie-France L. aurait, à plusieurs reprises, encouragé des éducateurs à frapper des enfants et des faits de maltraitance auraient été dissimulés à des parents. Selon plusieurs sources, un adolescent du centre ayant subi des violences physiques serait encore actuellement empêché de se rendre à la gendarmerie afin de porter plainte. Sollicitée, Marie-France L. n’a jamais donné suite aux demandes de contact de la part de Libération.
«Des enfants extrêmement perturbés»
De l’extérieur, la Mecs de Thibouville – ou maison d’enfants Saint-Vincent de Paul – ne laisse évidemment rien paraître de ces agissements. Face à l’église en travaux et à la mairie du village de 300 habitants, l’établissement en impose par son gabarit d’abord mais également par ses briques rouges bien visibles derrière son grand portail blanc. Le lieu est historiquement dédié au bien-être des enfants et ce depuis sa création au milieu du XVIIe siècle par la compagnie des Filles de la Charité de Louise de Marillac, pas encore sanctifiée. Laïque, l’actuelle association Saint-Vincent de Paul a pour mission d’encadrer des jeunes de 6 ans à 21 ans placés après une décision judiciaire pour l’immense majorité des cas. D’autres sont là par décision administrative. Ce sont quelque 70 «situations», comme les éducateurs les nomment, qui sont aujourd’hui gérées dans trois types de lieux du département : à Bernay dans une maison d’enfants, dans des appartements individuels ou à Thibouville.
Le service de Thibouville accueille actuellement 26 enfants de 6 ans à 14 ans. Tous viennent de milieux familiaux dysfonctionnels. La plupart ont déjà souffert de maltraitance, physique ou psychologique, ou de violences sexuelles. «Ce sont des enfants extrêmement perturbés, qui à certains moments peuvent se mettre en danger eux-mêmes, mettre d’autres enfants en danger, décrit Franck (1). Ce sont des gamins qui peuvent se jeter contre un mur, tout casser dans leur chambre…» Pour les encadrer, éducateurs et administratifs sont une petite soixantaine. Ceux que nous avons rencontrés décrivent le métier d’éducateur comme «difficile» et «peu attractif». Des critères qui rendent le recrutement de personnes correctement formées de plus en plus difficile.
C’est dans ce contexte que Marie-France L. a été recrutée en avril 2014 en tant que directrice adjointe et six mois plus tard, promue directrice. Si l’on en croit ses réseaux sociaux, elle avait jusqu’ici exercé le métier de cheffe de service éducative dans une autre association et serait éducatrice spécialisée depuis 1996. Néanmoins, dès son arrivée, sa méthode de management est jugée trop «dirigiste» par un personnel qui entretenait une bonne relation avec la direction précédente. Jusqu’à 2014, la Mecs de Thibouville jouissait d’une très bonne réputation dans l’Eure. Mais la prise de fonction de Marie-France L. est venue perturber la machine. Après plusieurs changements controversés dans l’organisation, les départs d’éducateurs sont devenus légion. Un turn-over beaucoup trop important qui, selon les intéressés, semble être le nœud du problème. «Les enfants, les familles et nous, professionnels, avons besoin de stabilité», estime Franck.
Séquestration et «balayettes éducatives»
A en croire les éducateurs interrogés par Libération, leurs nouveaux collègues sont immédiatement mis au pied du mur par cette organisation. Soit ils accèdent aux demandes de la directrice et appliquent ses procédés autoritaires, soit ils intègrent «l’opposition». Un climat propre à produire des dérives ou des situations extrêmes, comme en témoigne Thibault (1), qui travaille dans l’établissement depuis un peu plus d’un an. «Quand je suis arrivé, des enfants m’ont dit que certains adultes les enfermaient à clé et faisaient des “balayettes éducatives”.» Un adulte passé en CDD est accusé d’avoir régulièrement pendant un an enfermé dans leur chambre ou en studio, avec l’accord de la directrice. «On n’enferme pas un gamin seul, qui peut se faire mal, mettre le feu…» «Au lieu d’être garante d’une règle basique, elle donne l’autorisation», peste Thibault. Franck, en arrêt maladie, hallucine en écoutant son collègue : «C’est illégal !» ; «C’est de la séquestration», résume Thibault. Récemment, un éducateur aurait craqué en camp d’été, allant jusqu’à «tabasser» un adolescent. Ce dernier ayant émis le souhait de porter plainte, des consignes auraient été passées par la direction afin de l’en empêcher. «Les éducateurs ont eu la consigne de ne pas l’amener à la gendarmerie», s’insurge Thibault, qui précise avoir proposé de conduire le jeune en cachette. A notre connaissance, cela n’a pas encore pu être le cas.
De son côté, Marie-France L. aurait elle-même levé la main sur des enfants, à deux reprises. La première fois il y a neuf ans, sur une enfant de 13 ans. Un nouvel épisode de violence a eu lieu cette année, au mois de septembre. Des témoins expliquent que quatre enfants âgés de 9 à 10 ans, en crise, étaient convoqués dans le bureau de la directrice. Deux d’entre eux ont été «rentrés de force» dans la pièce, maintenus par une cheffe de service avant de recevoir des gifles de la part de Marie-France L.. Selon des documents consultés par Libération, confrontée à cet épisode lors d’une réunion et en présence de l’ensemble de l’équipe quelques jours plus tard, la directrice a reconnu non pas avoir giflé mais avoir donné des «revers» parce que les enfants l’avaient traitée de «sale pute» et de «mouton». «Des revers qui ont laissé des marques de bleus sur la joue des enfants», souffle un témoin de la scène.
De l’aveu des éducateurs, «il peut arriver qu’un adulte, lorsqu’il se retrouve avec des enfants extrêmement difficiles, soit submergé, en difficulté. C’est rare mais il peut arriver qu’un adulte donne un coup de coude, maintienne un peu trop l’enfant… Si c’est le cas, l’éducateur en parle à son chef de service, on fait le point. On appelle les parents, on explique, tout le monde s’excuse». Pour l’un d’entre eux, interrogé par Libération, «là, ce qui est très grave c’est que nous parlons d’une directrice. Il est inimaginable qu’elle puisse frapper un enfant. C’est la direction qui est garante de l’institution, de la protection de ces enfants qui lui sont confiés par les juges via le département. Une directrice ou un chef de service qui foutrait une baffe à un môme, c’est le pire qu’il peut y avoir». D’autant plus que la direction, contrairement aux éducateurs sur le terrain, est très peu exposée aux enfants. A ce titre, la justification d’un potentiel «ras-le-bol» ou «craquage» momentané n’en est que moins recevable.
Burn-out et dépression
Les violences et les abus verbaux sont également réguliers. «Je l’ai entendu insulter des gamins dans leur dos de connard.» «Ou quand on avait une gamine de 13 ans en fugue. Elle expliquait [dans son dos, ndlr] que l’ASE n’avait qu’à lui payer un voyage en Afrique pour qu’elle aille faire la pute. Elle reviendra engrossée.» Pour les éducateurs, l’ambiance est devenue trop pesante. Des enfants leur reprochent de ne «rien faire pour [les] protéger». Dans leurs témoignages, plusieurs membres du personnel évoquent des cas de burn-out et de dépression. Au moins l’un d’entre eux a fait une tentative de suicide, notamment en lien avec sa situation professionnelle.
Ceux qui restent ont décidé d’agir. Dans un courrier datant du 12 avril consulté par Libération, plusieurs membres du personnel expliquent avoir fait remonter leur «mal-être au sein de la Mecs, mais aucune mesure n’est réellement prise». Plusieurs signalements ont été faits, au 119, la ligne dédiée aux signalements de violences faites aux enfants, ainsi qu’auprès du militant pour les droits des enfants, Lyès Louffok, qui affirme avoir également prévenu le cabinet de la secrétaire d’Etat chargé de l’enfance, Charlotte Caubel. Contacté, le cabinet assure que «le secrétariat d’Etat suit avec attention la situation de la maison d’enfants de Thibouville». Selon des documents consultés par Libération, le cabinet du président du département de l’Eure, Alexandre Rassaërt, est également au courant de la situation dans la Mecs de Thibouville. C’est d’ailleurs le conseil départemental qui a fait un signalement auprès du parquet d’Evreux. Contacté, le procureur de la République d’Evreux, Rémi Coutin, confirme qu’«une enquête est en cours et fait l’objet d’un suivi étroit de [son] parquet».
Reste une question : si la justice, le conseil départemental, le ministère sont informés de la situation, pourquoi Marie-France L. est toujours en poste ? «Pourquoi, alors que plusieurs témoignages ainsi que des aveux font état de fautes professionnelles mais également de délits, cette personne n’est pas au moins mise à pied à titre conservatoire ?» s’interroge Lyès Louffok. Une telle mesure ne peut relever du parquet, mais de l’autorité de tutelle de l’établissement en question. Soit le conseil départemental, mis au courant. Aucun de ses représentants n’a souhaité répondre à Libération. Même chose du côté du conseil d’administration de l’association. Au secrétariat d’Etat, on précise que «la ministre sera particulièrement attentive aux conclusions de l’enquête pour en tirer tous les enseignements».
Après la mort en septembre d’une fillette de 3 ans dans l’Eure, puis celle en octobre dans l’Oise d’une fillette de 11 ans qui faisait l’objet d’un placement à l’Aide sociale à l’enfance, un collectif de défenseurs des droits a appelé jeudi 2 novembre à un «plan d’urgence». Une manifestation est prévue à Paris le 18 novembre. Par ailleurs, l’association l’Enfant bleu doit présenter le 8 novembre un nouveau livre blanc – le dernier datant de 2016 – pour renforcer la protection des enfants victimes de maltraitances.
(1) Tous les prénoms ont été modifiés.
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