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dimanche 5 novembre 2023

Interview En immersion dans une entreprise de pompes funèbres : «Je n’avais pas peur de la mort, j’avais peur de voir des morts et qu’ils restent en moi»

par Sabrina Champenois  publié le 1er novembre 2023

Dans «Demain dès l’aube», la journaliste et romancière Caroline de Bodinat raconte les dix mois qu’elle a passés à travailler au côté des croque-morts. Une démarche très personnelle, parfois éprouvante mais aussi apaisante.

Caroline de Bodinat est journaliste indépendante et romancière. Elle est particulièrement adepte du portrait, pour Libération notamment. Ses sujets sont souvent des artistes, des gens sous les feux des projecteurs, synonymes de glamour. Sa plume piquante le pimente. Quand soudain, elle opère une plongée dans l’ombre. Son troisième roman, Demain dès l’aube, est le récit d’une immersion de dix mois parmi les croque-morts. Entre mars à décembre 2021, elle a été stagiaire au sein de l’entreprise de pompes funèbres Caton, dans le Loiret et en Loir-et-Cher où elle a grandi et où elle a enterré les siens. Elle n’a pas que recueilli des paroles, elle a participé, travaillé avec ces professionnels de la mort.

Son livre n’est pas une enquête, et surtout pas à charge, pas un Fossoyeurs. Il rend hommage à des professions qu’on évite comme le chat noir, en restituant leur complexité et en rappelant leur nécessité. Il les sort de l’ombre et les humanise, leur donne des visages et des vies alors qu’on ne voudrait jamais les voir et encore moins en devenir familier.

Si Caroline de Bodinat dit d’emblée avoir toujours préféré les enterrements aux mariages («Les éclaboussures du bonheur me rasent, les trémolos du “oui” me laissent de marbre»), elle ne cache pas la chute libre de sa superbe une fois sur le point de mettre les mains dans le cambouis du macabre, une fois acquise la possibilité de «suivre cette humanité qui rebute le commun des mortels». Elle ne fait pas non plus mystère du caractère éminemment personnel de sa démarche. «Elles nous ont beaucoup enterrés, écrit-elle à propos des PF Caton. Nous : mes grands-parents, ma mère, une de ses sœurs, deux oncles et une tante par alliance, un de mes cousins les plus chers…» On comprend que voir concrètement ce par quoi sont passés ses absents, pour accompagner à son tour, est un des ressorts de l’expérience. Le vertige est omniprésent dans Demain dès l’aube (titre emprunté au sublime poème de Victor Hugo), qui mêle le très prosaïque à l’existentiel, l’humour aux larmes, l’action à la réflexion. Un apprentissage à la fois éprouvant et apaisant, nous confirme-t-elle.

Quelle est a été l’aspect le plus compliqué de cette immersion chez les croque-morts ?

J’ai mis un temps fou à trouver le ton. Au début, j’étais partie sur des portraits, mais ça ne pouvait pas être un catalogue de portraits, ni d’enterrements. Donc il a fallu trier et mettre en relief la complexité des différents métiers. Expliquer, par exemple, et c’est très compliqué, le fonctionnement d’un appareil de crémation ou la construction d’une sépulture. Faire pleurer, rajouter des larmes à des larmes, c’était non. Il fallait essayer de creuser du côté des humains, du quotidien partagé avec ceux qui ont la mort des autres pour profession. Il y a aussi la question de l’indicible. Or ce métier est une mission de service public et dans leur contrat de travail, ils ont une clause de confidentialité, comme les médecins. Ils étaient d’ailleurs très méfiants, au départ. Et puis ils ne sont pas habitués à se raconter. Sans compter que je ne pouvais pas noter tout en permanence, parce qu’il y a des moments où on ne peut tout simplement pas écrire. Lors d’une cérémonie, par exemple : on s’occupe du moindre détail jusqu’à la mise en bière, je travaillais avec eux, impossible de sortir son carnet. Et puis ça aurait été bizarre pour les familles, et par respect pour elles et leur défunt, je ne voulais pas. Je n’aurais pas aimé voir quelqu’un prendre des notes aux obsèques d’un de mes proches.

Il y avait un contrat moral de départ : ne pas tomber dans le sensationnel, ne pas parler des réquisitions de police parce qu’elles sont liées à des enquêtes, donc les pompes funèbres sont tenues au secret. Et bien évidemment, il n’est pas question qu’on puisse reconnaître les familles ou les défunts. D’où des changements de noms, de lieux, et parfois de genres.

Quelle a été la partie la plus éprouvante ?

Toutes les premières fois, et cette immersion a été une succession de premières fois. La première fois que s’est ouverte la porte de la partie technique où les défunts sont accueillis, dans un funérarium. Ça m’a glacée. Ça a réveillé tous mes morts, je revivais les images, mes enterrements. La première fois que je suis allée dans la partie technique du crématorium, j’étais pétrifiée. Voir la porte du four s’ouvrir, le bras mécanique qui pousse le cercueil vers l’appareil de crémation. La première fois que j’ai eu une urne entre les mains, je transpirais, j’avais peur de la laisser tomber… La première fois que j’ai tiré le porte-cercueil… Tu sais qu’il y a une personne à l’intérieur, sous ces 18 mm de bois. La première fois que je suis montée à l’avant du corbillard – c’était pour l’enterrement d’un bébé, en plus. La première fois qu’une personne de l’assistance est venue me voir en disant «Vous, vraiment, je ne sais pas comment vous faites». Mais moi non plus je ne savais pas, je n’avais pas de formation, j’apprenais, et j’avais tout le temps peur de faire une connerie. On n’a pas le droit de montrer qu’on est novice.

La première fois que j’ai pleuré, comme une madeleine. Pleurer n’est pas dans l’ordre de mission. Je me planquais pour éviter que la famille se pose des questions : «Mais quoi, elle connaissait notre proche ? Elle est en train de nous voler notre deuil, en fait.» La première fois que tu tiens une corbeille d’immortelles et que les gens piochent dedans, un à un, en te regardant droit dans les yeux avant de laisser tomber les fleurs sur le cercueil – tu ne sais pas quel visage te composer… Surtout pas une tête d’enterrement. Mes collègues m’ont appris à me sangler. On absorbe la peine des autres, mais sans la leur prendre. Nous, on sert de cadre. Les horaires sont un cadre, la tenue est un cadre, l’esquisse d’un sourire est un cadre. Et nous, on est là comme des vigies. Il faut à la fois avoir de l’empathie, trouver une espèce de distance et être une présence invisible. On me disait par exemple : «On ne doit pas voir les porteurs, on ne doit voir que le cercueil, si tu commences à voir les porteurs, ça veut dire qu’il y en a un qui n’était pas dans la même cadence.» Il faut que les familles ne puissent pas s’apercevoir du moindre grain de sable. Des fleurs qui s’écroulent, une plaque qui n’est pas mise correctement, trouver une chaise pour quelqu’un qui ne se sent pas bien, monter un barnum sous la pluie, tenir quelqu’un devant une tombe… On doit avoir l’œil partout.

C’est aussi un métier où les intempéries n’existent pas. Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente, qu’il y ait du verglas, qu’il fasse 40°C, s’il y a un enterrement à faire, tu le fais. En hiver, on se pèle et en été, on crève de chaud.

C’est un métier à la fois très technique, très physique, mais aussi très psychologique.

Oui. Dans l’entreprise où j’ai fait cette immersion, ils organisent des sortes de tables rondes, de conférences. Libre à chacun d’y assister. Comment annoncer à la famille que leur proche est décédé ? Comment annoncer un décès dans une maison de retraite ? Comment doit-on se comporter quand on va chercher un défunt ? Il faut être capable de rassurer, de dire, voilà la personne va partir, franchir le seuil pour la dernière fois. C’est à ce moment-là que les gens réalisent le décès. Certains sont parfois accrochés à leurs défunts, ne veulent pas les laisser partir, et il faut prendre le temps, pour essayer de les apaiser. Il faut leur expliquer que le fil n’est pas rompu, que la personne va être à tel endroit où ils vont pouvoir venir la voir… Il faut savoir faire preuve d’une grande délicatesse. Mais parfois il faut être direct aussi. Par exemple, une thanatopractrice m’a raconté le cas de ce veuf qui l’a fait revenir plusieurs fois. Il disait : «Ce n’est pas possible, je ne la reconnais pas.» Il demandait l’impossible, modifier l’expression du visage de sa compagne défunte. A un moment donné, la thanato l’a regardé droit dans les yeux, lui a dit très doucement : «Monsieur, votre femme est morte.» Il était pétrifié, ça a été pour lui un électrochoc. Il venait pourtant de choisir le cercueil, de valider le déroulé de la cérémonie mais il ne parvenait pas à reconnaître que sa femme était morte.

Qu’est-ce qui vous a le plus surprise chez les employés de pompes funèbres ?

Leur lucidité sur les endeuillés, la façon dont ils arrivent à les scanner. Les conseillers comme les maîtres de cérémonie arrivent à décrypter les non-dits. Une famille plus ou moins touchée, les tensions éventuelles… Pendant la préparation des obsèques, si plusieurs personnes viennent ensemble, on sait que celle qui va prendre la carte de visite sera décisionnaire. Sauf qu’il est difficile de savoir si toute la famille est d’accord avec le décisionnaire, donc le conseiller se débrouille pour les laisser le plus possible entre eux. En sortant de son bureau pour faire des photocopies ou en quittant la salle d’exposition des cercueils qu’ils soient seuls, parce que les règlements de comptes ont lieu là.

Ces métiers ont une connotation sinistre…

Même si ces camarades de cimetières sont loin d’être sinistres, j’ai découvert qu’on était liés par l’indicible. Il y avait des moments que je ne pouvais partager avec personne d’autre. Tellement que je n’arrivais pas à écrire. Eux disent : «On réduit notre métier à la mort et la mort est taboue.» Ils m’ont balancé, par exemple : «Pourquoi, à ton avis, on n’a pas parlé des pompes funèbres pendant le Covid quand il était question des professions en première ligne ?» Alors qu’ils ont travaillé dans des conditions terribles. Beaucoup disent aussi : «Quand tu dis que tu travailles dans les pompes funèbres, les gens ont un mouvement de recul, donc je dis plutôt que je suis croque-mort. Et là, les gens répondent : “Déconne pas, tu fais quoi en vrai ?” Il faut le répéter trois fois.» D’autres mentent, se disent comptables, chefs d’équipe ou un truc plus vague, «conseiller» sans préciser où. Eux-mêmes ont tendance à s’invisibiliser, se musellent. Ou disent qu’ils s’occupent avant tout des vivants. C’est plus rassurant de parler des vivants – ne surtout pas rappeler au monde qu’on est mortels.

Votre «trouille abyssale» du départ a-t-elle disparu ?

Mes collègues m’ont beaucoup protégée et plusieurs fois laissé l’opportunité de faire marche arrière. «Va-t-elle tenir», c’était l’inquiétude du patron, Pascal Caton. Il a eu cette phrase, «La mort, Caroline, elle n’est pas belle à regarder, s’y confronter n’a rien d’évident, l’écrire sans doute impossible», d’ailleurs il m’a dit à la fin qu’il ne pensait pas que j’irais aussi loin. On ne peut pas savoir a priori si on va tenir, ça se vérifie dans l’action. Et tu peux tenir, grâce à l’équipe, mais en même temps être choqué.

J’ai d’abord fait beaucoup d’entretiens, avant de passer à l’épreuve. Les porteurs, les maîtres de cérémonie, tous m’expliquaient leurs métiers. Je n’avais pas peur de la mort, j’avais peur de voir des morts et qu’ils restent en moi. Je m’étais façonné tout un monde, j’avais créé ma propre peur, je l’avais amplifiée, et eux, ils l’ont tout de suite compris. Petit à petit, ils sont parvenus à la désamorcer. Les salariés avaient été prévenus que je ne connaissais rien du métier et que je n’étais pas du tout familière de la vision des défunts. Et j’ai fait avec eux tout ce que je n’avais pas voulu faire pour mes propres absents. Ça m’a débarrassée de mes vieilles lunes, et ça m’a apporté de la paix. La trouille abyssale du départ s’est évaporée au fil du quotidien, avec eux.

Demain dès l’aube de Caroline de Bodinat, Flammarion, 368 pp.


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