Par Florence Rosier Publié le 7 novembre 2023
Plus de cent missives scellées, jamais lues depuis 1758, dormaient dans un carton des Archives nationales britanniques. Le contenu de 75 d’entre elles, adressées à des marins français faits prisonniers par les Anglais durant la guerre de Sept Ans, a été déchiffré.
C’est un trésor tissé de mots d’amour qui languissait dans un carton des Archives nationales britanniques. Un trésor de 104 lettres, jamais ouvertes depuis deux cent soixante-cinq ans – sauf trois. Un ruban blanc les unissait dans une même infortune ; un sceau rouge, de piètre qualité, signait leur origine modeste.
« Dès que j’ai soulevé le couvercle du carton, j’ai vu qu’il contenait des documents exceptionnels : trois piles de lettres encore cachetées, des écritures variées et raturées, des tampons de différents ports français… Mon cœur s’est accéléré, confie l’historien français Renaud Morieux. Lire ces lettres vieilles de plus de deux cent cinquante ans, pour la plupart jamais ouvertes, reste ma plus grande émotion d’historien. »
Ce chercheur de l’université de Cambridge (Royaume-Uni) vient de dévoiler le contenu de ces missives, quinze ans après les avoir découvertes. Et voici comment : en 2008, ses recherches portaient sur les prisonniers de guerre. Dans ce cadre, il avait interrogé la base de données des archives anglaises de Kew, à l’ouest de Londres, ce qui l’a mené à ce carton.
Ces lettres, écrites en 1757 et 1758, s’adressaient en effet à des marins de la flotte française, partis affronter la Royal Navy et faits prisonniers. La guerre de Sept Ans (1756-1763) bat alors son plein. Elle oppose la France, alliée à l’Autriche, à la Grande-Bretagne, alliée à la Prusse – c’est la seconde coalition qui l’emportera, au terme d’un âpre et dévastateur conflit.
59 % des lettres signées par des femmes
L’historien s’est concentré sur 75 de ces missives, adressées à des membres de l’équipage de la Galatée. Cette frégate française avait appareillé à Pauillac (Gironde), en mars 1758. Sa mission : forcer le blocus anglais, avec une escadre d’une quarantaine de bateaux, puis faire voile vers Louisbourg, en Nouvelle-France (actuel Canada) ; là, il s’agissait de secourir les armées françaises, assiégées par les Britanniques.
Mais la Galatée fut capturée le 8 avril par un navire de guerre anglais, l’Essex, et emmenée jusqu’au port de Plymouth ; son équipage fut fait prisonnier. Certains sont morts en captivité, mais beaucoup ont été libérés à la fin de la guerre.
L’historien a identifié chacun des 181 membres de l’équipage, ainsi que leur entourage familial. Les lettres ont été adressées à un quart d’entre eux, alors que leurs familles ignoraient leur capture. Plus de la moitié (59 %) était signée par des femmes.
Mais ces courriers n’atteindront jamais leurs destinataires. Postés de différents ports français, de la Manche à l’Atlantique, ils « ont suivi le navire à la trace sans jamais le rattraper, de port en port, de Brest à Rochefort, puis à Bordeaux », raconte l’historien. Après la capture de la frégate, la poste française les fera suivre jusqu’à Plymouth, où ils croupiront des mois.
Pourquoi n’ont-ils jamais été remis aux prisonniers ? En période de guerre, leur contenu a-t-il été jugé sensible ? La teneur des trois lettres déjà ouvertes, évoquant de simples affaires de famille, ne plaide guère pour cette hypothèse. « L’administration de la marine britannique a sans doute manqué de temps ou de moyens pour distribuer ces courriers aux captifs français, disséminés dans toute l’Angleterre », estime Renaud Morieux. Il faut dire que durant cette guerre, 64 373 marins français ont été emprisonnés en Grande-Bretagne.
Que racontaient ces missives ? Il faudra à Renaud Morieux des années pour les déchiffrer, retracer leurs péripéties et rendre la parole aux « sans-voix » qui les ont émises. « Je pourrais passer la nuit à t’écrire… Je suis ta femme fidèle pour toujours. Bonne nuit, mon cher ami. Il est minuit. Je crois qu’il est temps pour moi de me reposer », écrit Marie Dubosc à son mari, premier lieutenant de la Galatée, en 1758. Ils ne se reverront jamais : Marie mourra l’année suivante au Havre.
Mais l’amour de ces femmes ne s’exprime pas tant sous une forme sentimentale, ici, que par leur inquiétude constante pour l’état de santé de leurs époux, fiancés, fils ou frères. Le danger vient aussi des ports, où sévissent des épidémies ravageuses. En janvier 1758, la Galatée séjourne ainsi à Brest, alors que le typhus déferle sur la ville depuis deux mois. Quand la terrible épidémie s’achève, en mars 1758, elle aura tué près de 10 000 personnes. « Je suis surprise que vous me marquiez que la maladie est plus sérieuse à Brest que je ne le pensais », écrit depuis Le Havre, le 28 janvier 1758, l’épouse de Jean Varin, canonnier. Le 27 février, ayant reçu indirectement des informations sur la situation à bord, elle prend de nouveau la plume : « Il y a quinze jours que je suis bien dans l’inquiétude depuis que Quesnel a écrit à sa mère qu’il y avait moult hommes malades à bord de la Galatée. »
Solidarité entre les gens du peuple
Poignant mais somme toute banal, le contenu de ces lettres ? Pas pour l’historien, qui lit entre les lignes les règles tacites qui gouvernaient les liens sociaux entre ces familles de marins. « Jusqu’ici, les historiens du XVIIIe siècle s’appuyaient sur les écrits des élites – aristocrates, société de cour, philosophes des Lumières… – qui racontaient l’émergence de l’individualisme », indique Renaud Morieux.
Ces lettres, au contraire, montrent l’importance de la solidarité chez ces gens du peuple. Ainsi, parce que les personnes qui envoyaient ces courriers étaient souvent analphabètes, elles devaient faire appel à des scribes de leur voisinage pour transcrire leurs paroles. Du côté des destinataires aussi, il fallait une personne capable de lire la lettre à voix haute.
Une écriture collective, en somme, destinée à assurer la permanence des liens familiaux en temps de guerre. « Rester en contact était un effort communautaire », résume Renaud Morieux. Ces courriers permettaient aussi de s’enquérir des uns et des autres, à la demande du voisinage. Par exemple, Jean Du Long écrit depuis Fécamp à son frère Guillaume, marin sur la Galatée : « Monsieur Tournier me charge de vous prier de vous informer du nommé Louis Lacour, matelot du quartier de Fécamp, qui était sur le Dragon désarmé à Rochefort, et de demander s’il a été congédié ou s’il est mort. »
Enfin, ces lettres mettent en lumière le rôle des femmes en temps de guerre – et cela, un siècle et demi avant la première guerre mondiale. Pendant l’absence de ces marins, leurs épouses ont de fait géré l’économie du foyer et pris des décisions économiques et politiques cruciales : paiement de loyers ou de lettres de change, négociation de fermages, affaires d’héritage… La guerre, au fond, a renforcé l’autonomie de ces femmes, déjà rodée au fil des longs séjours en mer de leurs maris.
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