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jeudi 3 août 2023

Partisans du « time out » ou parentalité positive : pourquoi cette bataille déchaîne les passions ?

Par  et  Publié le 24 juillet 2023

ENQUÊTE  « Parents, quel métier ! » (1/6). Le débat très récent, houleux aussi, entre les partisans des deux camps est le reflet d’une époque où les parents, considérés comme profanes, ne peuvent s’en sortir sans conseils d’experts.

GIULIA D’ANNA LUPO

Une jeune femme aux yeux écarquillés, avec un sourire glaçant, apparaît par la magie des algorithmes, un soir, sur l’écran du smartphone. D’une voix mielleuse, elle prodigue des conseils sous le hashtag #éducationpositive : « L’hiver venu, la tentation est grande de parler du Père Noël. Souviens-toi que forcer ton enfant à adopter un comportement dans le but unique d’avoir des cadeaux, c’est ce que l’on appelle du chantage. Tu n’as pas envie de faire du chantage à ton enfant. Ce n’est pas bon pour votre relation. D’ailleurs, le Père Noël est un mensonge ! Et tu n’as pas envie de mentir à ton enfant. »

Sous la vidéo Instagram, publiée le 1er mars, figurent 1 300 commentaires d’internautes qui s’écharpent dans tous les sens : « On dirait le leader d’une secte ! » ; ou encore : « Franchement j’en ai marre de voir tous les efforts qu’il faudrait faire pour que l’enfant soit parfait et n’ait aucun trauma. » En réalité, Maman Nad, la coach flippante, est une comédienne, Nadia Richard, qui croque les obsessions des parents dans des « stories » humoristiques sur Instagram. Sa vidéo a été mise en ligne en plein ouragan médiatique autour de ce que l’on appelle le « time out », autrement dit la mise à l’écart de l’enfant en guise de punition.

Tout a commencé, en février, par l’entretien publié sur Lemonde.fr de la psychologue Caroline Goldman, partisane de cette méthode éducative et autrice du livre File dans ta chambre (Intereditions, 2020) : 2,3 millions de visites sur notre site, soit de loin l’article le plus lu de 2023 jusqu’à présent.

Il faut dire que la psychologue bouscule sans ménagement la parentalité positive, omniprésente en France depuis une quinzaine d’années. Egalement appelé éducation positive, ce courant puise son inspiration dans divers travaux de psychologues et pédiatres, souvent américains. Il s’agit d’un concept aux contours flous, défini par le Conseil de l’Europe, en 2006, comme un « comportement parental fondé sur l’intérêt supérieur de l’enfant, qui vise à l’élever et à le responsabiliser, qui est non violent ». Et, en moins de deux décennies, l’éducation positive a tapissé l’univers des parents de conseils en tout genre.

Faites-vous confiance, mais…

Les mots de Caroline Goldman ont suscité des réactions indignées sur le « dressage » des enfants et les violences éducatives ordinaires. Ont suivi, dans la même veine et toujours dans Le Mondel’interview de la pédiatre Catherine Gueguen et un portrait de la psychothérapeute Isabelle Filliozat, les deux voix dominantes de la parentalité positive en France, le tout parachevé par une batterie de « tribunes et contre-tribunes », comme l’a commenté un humoriste de France Inter… Dans les bistrots, les cours d’école, sur WhatsApp, les parents comptent leurs rangs, s’invectivent, se traitent de tortionnaire ou d’illuminé.

Pourquoi cette guerre entre deux clans se caricaturant l’un l’autre : éducation permissive d’un côté, autoritaire de l’autre ? Pourquoi une telle hargne en 2023, alors que les concepts n’ont rien de nouveau ? Sandrine Garcia, sociologue à l’université de Bourgogne, spécialiste des questions d’éducation, renvoie dos à dos les deux camps : « Les experts des deux méthodes s’opposent, mais ils appartiennent au même espace, au sens où ils dénient aux parents la compétence. »Un espace où ils érigent leur savoir en vérité absolue, afin de transformer les parents en profanes, tout en voulant les responsabiliser.

Cette ambiguïté existe dès 1946 chez l’Américain Benjamin Spock dans son livre culte The Common Sense Book of Baby and Child Care, vendu à cinquante millions d’exemplaires dans le monde (traduit en français sous le titre Comment soigner et éduquer son enfant). Le médecin lance en effet un appel aux parents : « Faites-vous confiance. » Avant de leur asséner six cents pages d’avis divers et (très) variés, de la nourriture à la masturbation. Faites-vous confiance, mais…

Les parents ont été confisqués de leur proverbial instinct paternel et maternel, et cela ne date pas d’hier, insiste Sandrine Garcia. En France, il faut remonter à 1945, quand la pédiatre Jenny Aubry découvre de nombreux enfants, orphelins ou abandonnés, placés dans des pouponnières. Révoltée par l’approche purement hygiéniste et les carences affectives dont souffrent les petits, elle se tourne vers les travaux anglo-saxons, notamment ceux du psychiatre britannique John Bowlby, qui invente la « théorie de l’attachement », selon laquelle la sécurité affective apportée au tout-petit par la mère détermine son évolution future. Jenny Aubry apporte ainsi des améliorations spectaculaires à l’état des enfants dans ce type d’établissement d’accueil.

La naissance du conseil en parentalité

En pathologisant les actes parentaux, la pédiatre et psychanalyste Françoise Dolto va plus loin à partir des années 1960, affirme Sandrine Garcia : « On ne parle plus d’enfants traumatisés par la guerre, mais en situation ordinaire, à la maison, qui risqueraient de “graves névroses” si l’on s’y prend mal dans toutes sortes de situations, par exemple dans l’apprentissage de la propreté. »

A une époque où la société devient plus permissive et transforme la fonction parentale, ce discours trouve un écho retentissant : l’enfant et son bien-être deviennent le cœur battant de la cellule familiale. « Dolto franchit la ligne rouge qui sépare la clinique de l’expertise, affirme Sandrine Garcia. Elle autorise un discours prescriptif. » Le conseil en parentalité est né. Et, avec lui, les confrontations sur les méthodes éducatives : entre fermeté et laisser-faire.

Ces débats, parfois rudes, existent aux Etats-Unis depuis le tournant des XIXe et XXe siècles, explique Ann Hulbert, dans Raising America (« élever l’Amérique », Alfred A. Knopf, 2003, non traduit). A une époque où les châtiments corporels sont encore communément admis, certains tenants d’une parentalité non violente radicalisent leur propos pour convaincre. Dans Psychological Care of Infant and Child (« le soin psychologique du nourrisson et de l’enfant », 1928, non traduit), le fondateur du béhaviorisme, John B. Watson, y va de la métaphore physique : dire « ne fais pas ça » est « l’équivalent d’une claque ».

Watson est provocateur – controversé aussi pour avoir réalisé une expérience en terrorisant un bébé de 9 mois avec des rats –, et il finira par se recycler dans la publicité, après avoir été écarté de la prestigieuse université Johns-Hopkins, à Baltimore (Etats-Unis).

Mais le très raisonnable psychologue viennois Alfred Adler, omniprésent aux Etats-Unis à partir de la fin des années 1920 – et considéré comme le père du mouvement de la parentalité positive –, le redit clairement lors d’une conférence à Aberdeen, au Royaume-Uni, en 1937 : « Je crois qu’aucune forme de punition n’est appropriée pour les enfants. »

Aux Etats-Unis, le vent va si fort dans cette direction qu’en 1966 Benjamin Spock se sent obligé – dans la troisième édition de son best-seller – de tempérer ses propos et de rappeler que, parfois, une punition est nécessaire : « De nos jours, il semble y avoir plus de chances qu’un parent consciencieux ait des problèmes liés au laxisme qu’à la rigueur. »

Surinterprétations et erreurs

A partir des années 1980, nombre de parents sont désorientés, perdus, voire écœurés par l’avalanche d’injonctions contradictoires. En France, le pédiatre Aldo Naouri leur rabâche qu’il faut remettre de l’ordre dans ce bazar, alors que le sociologue François de Singly leur explique comment accompagner leurs enfants sur la voie de l’autonomie.

A la télévision, une « Super Nanny » les tance depuis 2005 sur leur manque d’autorité, tandis que, sur les réseaux sociaux, des centaines de coachs leur assènent que le mot « non » peut traumatiser leur bambin.

Sans compter que les figures récentes de l’éducation positive – dont Isabelle Filliozat et Catherine Gueguen – convoquent les neurosciences pour appuyer leurs thèses. Avec une menace en creux : refuser quelque chose à son enfant crée des dommages sur son cerveau ; froncer les sourcils engendre sur lui une décharge de stress nuisible… Des affirmations contestées par des neuroscientifiques eux-mêmes, qui dénoncent des surinterprétations et des erreurs.

Survient ici un dommage collatéral pour les parents : l’impression que tout repose sur eux, qu’il suffit de faire le mauvais choix pour « gâcher » son enfant. Avec de tels enjeux, on comprend mieux la crispation des derniers mois autour du time out… « Ce débat n’est pas une resucée des précédents, décrypte la psychanalyste Sylviane Giampino, également vice-présidente du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge. Aujourd’hui, nous vivons dans l’illusion que nous sommes décideurs, voire entrepreneurs de nous-mêmes. L’exercice de l’autorité ne serait qu’une question de comportement bon ou moins bon des parents. »

L’éducation positive fait vendre

Tout est pris comme si le monde autour (niveau de vie et profession des parents, logement, loisirs…) n’existait pas. Comme si l’on pouvait rentrer éreinté d’une journée de travail, tracassé par la fin de mois, inquiet d’un divorce, sans que tout cela influe sur notre manière d’être parent. Or, les conseils de l’éducation positive restent majoritairement un « idéal de parents privilégiés », écrit la journaliste Béatrice Kammerer dans L’Education vraiment positive (Larousse, 2019) : acheter des livres de conseils, assister à des conférences payantes, lire des blogs, dialoguer avec son enfant… sont autant d’actes socialement conditionnés.

Le sociologue Claude Martin, directeur de recherche émérite au CNRS, abonde en affirmant que le débat obsessionnel sur le time out est une question assez secondaire par rapport aux inquiétudes des parents. Mais alors, quelle est la bonne question ? « Une lutte sur des parts de marché ! », s’exclame-t-il. L’éducation positive fait vendre des centaines de milliers de livres, sans compter tout un écosystème de formations ou de conférences.

Caroline Goldman, elle, a ses livres et son podcast. Dans son « Manifeste contre le “parenting” », paru dans le Wall Street Journal en 2016, la psychologue Alison Gopnik affirme que l’on fait croire aux parents qu’il existerait des techniques, comme autant de recettes, pour élever ses enfants. « Une industrie importante a émergé, qui promet de fournir cette expertise. La section parentalité d’Amazon compte soixante mille livres », conclut-elle.

Voilà. Au terme de cette lecture, les parents ne savent pas davantage s’il faut envoyer le petit dans sa chambre ou lui faire un gros câlin, mais, au moins, ils connaissent la cause de leur désarroi : en ayant un enfant, ils sont devenus monnayables.


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