Par Simon Piel et Thomas Saintourens Publié le 30 juillet 2023
« Le roman du cannabis » (1/6). « Le Monde » retrace, dans une série d’articles, la rencontre de l’Occident avec cette drogue. A la fois populaire et méconnue, elle est devenue, au fil du temps, un enjeu économique majeur et l’objet de bien des trafics.
Le rendez-vous secret a été donné à la nuit tombée, dans un appartement parisien des bords de Seine. La porte s’ouvre sur un salon aux murs dorés, décoré d’allégories où batifolent des satyres et des nymphes. Les meubles et les draperies évoquent un capharnaüm bohème, un repaire oriental nimbé de fumée, aux parfums de café et d’épices. Des hommes sont avachis çà et là. Certains sont hirsutes, le regard vide, fixant les loupiotes comme des moustiques hallucinés. D’autres s’agitent, parfois secoués de crises d’hilarité. Seul debout parmi ces corps affalés, le docteur Jacques Joseph Moreau – dit « Moreau de Tours » – prend des notes sur l’état de ces curieux patients. Ce psychiatre-aliéniste, spécialiste renommé des hallucinations, s’assure aussi d’éviter les défenestrations. C’est lui l’organisateur de la soirée : il mène une expérience médicale inédite.
En cet hiver 1844, Moreau de Tours, âgé de 39 ans, est de retour en France après quatre années à courir l’Orient, où il a étudié la condition des aliénés. Mais il a surtout découvert et expérimenté une mystérieuse résine appelée « haschisch ». Il conserve ainsi dans un vase de cristal une pâte verdâtre, semblable à de la confiture, appelée « dawamesk ». Il s’agit d’une décoction à base de ce fameux haschisch, avec un mélange de divers ingrédients : pistache, sucre, orange, tamarin, clous de girofle, et même de la poudre de cantharide, un coléoptère aux vertus réputées aphrodisiaques.
Ce soir encore, comme à chacune des réunions mensuelles du groupe, le maître de cérémonie ravitaille ses protégés, à même la cuillère ou en tartinant la mixture sur un morceau de biscuit. A mesure que la nuit avance, les substances font leur effet sur les invités, leur « voyage » devient plus extravagant. Que peuvent bien ressentir ces hommes, désormais à la merci de ce « poison de l’âme » ? Laissons la réponse à l’un d’entre eux, l’écrivain Théophile Gautier : « J’avais, pour ma part, éprouvé une transposition complète de goût. L’eau que je buvais me semblait avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande se changeait dans ma bouche en framboise, et réciproquement. Je n’aurais pas discerné une côtelette d’une pêche. Mes voisins commençaient à me paraître un peu originaux ; ils ouvraient de grandes prunelles de chat-huant ; leur nez s’allongeait en proboscide ; leur bouche s’étendait en ouverture de grelot », écrit-il dans une nouvelle parue en 1846 intitulée Le Club des haschischins, du nom de cette confrérie de noctambules.
Pouvoirs psychotropes
En guise de cobayes, Moreau de Tours a sélectionné des artistes prêts à confronter leur psyché – ou leur génie créatif – à cette substance à laquelle on prête mille vertus. Outre le fidèle Gautier, Charles Baudelaire, Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Eugène Delacroix, Gérard de Nerval et Victor Hugo en personne viennent parfois s’alanguir sur l’île Saint-Louis lors des soirées du « club ».
Ces avant-gardistes ne sont que les lointains héritiers d’une histoire déjà millénaire. Dans le Shennong bencao jing (Le Classique de la matière médicale du Laboureur céleste), le plus ancien manuel pharmaco-botanique chinois, les graines de cannabis sont recommandées pour divers usages médicinaux, dont le traitement des hémorragies, des vomissements et des infections parasitaires. Accommodée en préparations diverses, elle est appelée gañja, bhang et chara en Inde ; daggaen Afrique du Sud ; esrar en Turquie ; diamba au Brésil et en Afrique…
Cette herbacée annuelle n’a pas non plus attendu les auteurs romantiques français pour que ses pouvoirs psychotropes deviennent littérature. Le géographe grec Hérodote, en 450 avant J.-C., décrivait les inhalations de ses vapeurs euphorisantes lors de cérémonies funéraires scythes. Le médecin grec Galien, en 170, célébrait des « graines frites servies au dessert avec des sucreries », procurant une sensation de chaleur, mais qui « affectent la tête » si elles sont consommées en grande quantité. Si la mythologie nordique l’associe aux rituels célébrant la déesse du plaisir et de la fécondité Freyja, L’Histoire du mangeur de haschisch, l’un des contes les plus populaires des Mille et Une Nuits, décrit la déchéance d’un consommateur.
C’est dans cet Orient arpenté par le docteur Moreau que fut édictée la première loi prohibant l’usage du cannabis. Elle remonte à 1378, lorsque l’émir égyptien Soudoun Sheikouni menace les consommateurs de leur faire arracher les dents. En 1484, le pape Innocent VIII, dans sa bulle Summis desiderantes affectibus, lance à son tour une chasse aux sorcières et à leurs décoctions maléfiques à base de cette « herbe du diable, herbe des païens et des masses sataniques ».
Sur la Canebière
Les soldats de Napoléon Bonaparte stationnés en Egypte se laissèrent volontiers tenter par le diable : accablés par la chaleur, épuisés par les épidémies et frustrés par le manque d’alcool, ils adoptèrent le dyâsmouck – confiture mélangeant cannabis, opium et musc. Cette prise de guerre n’est pas du goût de l’Empereur. Lui-même agressé par un fanatique sous « ivresse cannabique », il réagit au moyen d’un décret paru le 8 octobre 1800 : « L’usage de la liqueur forte faite par quelques musulmans avec une certaine herbe nommée “haschisch”, ainsi que de fumer la graine de chanvre sont prohibés dans toute l’Egypte. »
Pourtant, la plante dont est tiré le haschisch est de celles qui bâtissent les empires. Le chanvre pousse facilement, en milieu tempéré, sur tous les continents. Au fil des siècles, sa culture est devenue fondamentale pour la confection de voiles, de cordages, de vêtements, de papier, mais aussi d’aliments.
Des champs piquetés de chanvre à perte de vue : c’est aussi le paysage de la France au XIXe siècle. En 1860, le pays compte 176 000 hectares de cultures de cette plante bonne à tout faire. Ces plantations, appelées « chennevières », sont partout. Elles donnent leur nom à des villages, à des quartiers, à des rues, comme à Marseille, par exemple, traversée d’une artère commerçante animée nommée « Canebière ». Une dénomination qui n’est pas choisie au hasard : en provençal, canebiera signifie « chennevière ».
Mais le cannabis demeure une énigme botanique. Certes, en 1753, le naturaliste suédois Carl von Linné l’a référencé et lui a donné son nom : Cannabis sativa L – L pour Linné, sativa pour « cultivé », en latin –, mais, pour le reste, tout est plutôt nébuleux : les origines du mot cannabis renvoient à une histoire imprécise, et nul ne sait d’où la plante provient exactement ; probablement d’Asie centrale, aux confins de la Mongolie actuelle, non loin du lac Baïkal. Sa taxonomie est, elle aussi, complexe, puisque la famille du cannabis, versatile et adaptable, compte des centaines de souches, très difficiles à isoler en laboratoire.
Vertus analgésiques et sédatives
Au-delà de sa caractérisation, un défi demeure : étudier ses effets sur les hommes, en dépassant les croyances et les mythes. Le premier à mener l’enquête est un médecin irlandais de 24 ans, William Brooke O’Shaughnessy, directeur du collège médical de Calcutta, en Inde. En 1840, intrigué par des vieux textes mystiques vantant cette graine locale, il décide de la mettre à l’épreuve lors d’expériences en laboratoire. Il utilise des chiens errants, nombreux dans les rues de la région, mais aussi des chèvres, des vautours et des poissons rouges.
Après avoir administré dix graines à un chien, le chercheur note, stupéfait, que l’animal est « stupide et ensommeillé, somnolant par intervalle, mangeant goulûment, chancelant quand on l’appelle, son visage ayant l’aspect d’une immense ivresse ». Dans un article intitulé « On the Preparations of the Indian Hemp, or Gunjah », le docteur O’Shaughnessy remarque des symptômes semblables chez ses premiers patients humains, recrutés parmi les malades de rhumatisme, du tétanos, du choléra et de la rage. A l’entendre, le cannabis indien a des vertus analgésiques et sédatives prometteuses. Il lui trouve même quelques effets améliorant la libido.
La poursuite des expériences nous ramène à Paris, derrière la porte cochère de l’hôtel de Lauzun, où se réunissent les compères du bon docteur Moreau, qui décrira dans sa thèse intitulée « Du hachisch et de l’aliénation mentale » (1845) les effets psychologiques et intellectuels du cannabis sur ses disciples. Lesquels, en retour, puisent dans leurs sulfureux huis clos une nouvelle source d’inspiration.
Mais les « haschischins » parisiens ne sont guère prescripteurs. Si, dans les capitales occidentales, le cannabis demeure une affaire d’initiés, c’est au cœur des colonies que sa popularité intrigue. En 1892, le commissaire financier du Pendjab, William Mackworth Young, est chargé par la Couronne britannique d’un audit stratégique sur les mystères des bhangs et de la gañja. Ses enquêteurs interrogent plus de 1 200 personnes – aussi bien des fakirs que des yogis, des collecteurs d’impôts que des contrebandiers. Ils visitent aussi les plus sordides asiles de fous : le gouvernement craint une corrélation entre les crimes sauvages et la consommation de cannabis.
« L’un des médicaments les plus précieux »
Le rapport final, long de 3 281 pages, souligne que, « au regard des effets physiques la Commission conclut qu’un usage modéré des drogues de cannabis n’entraîne pratiquement aucun effet néfaste ». D’autant que, sur les 2 344 patients admis dans des asiles en 1892, une poignée seulement peuvent être liés à l’usage du cannabis. De quoi rassurer la reine Victoria, à qui son médecin personnel, John Russell Reynolds, a prescrit du cannabis pour ses douleurs menstruelles. Le praticien fait l’éloge de ce remède dans la revue The Lancet : « Quand il est pur et administré avec précaution, le cannabis est l’un des médicaments les plus précieux en circulation. »
En quelques années, à la fin du XIXe siècle, le cannabis se fait une place dans la pharmacopée occidentale. Il est vendu chez les apothicaires comme un remède analgésique, contre l’asthme, les insomnies… Il se consomme aussi en pilules, bonbons ou sous forme de « cigarettes indiennes » aux noms évoquant des « ailleurs » merveilleux (« Nuits orientales », « Harem »…). Mais il passe vite de mode. Pour une raison d’abord technique : le cannabis n’est pas soluble dans l’eau et ne peut donc être injecté dans ces nouvelles seringues, vecteurs modernes du boom des opiacés et des alcaloïdes. Pour les troubles plus bénins, le paracétamol et l’acide acétylsalicylique – plus connu sous le nom d’« aspirine » – s’imposent comme les best-sellers des officines.
Mais les « haschischins » parisiens ne sont guère prescripteurs. Si, dans les capitales occidentales, le cannabis demeure une affaire d’initiés, c’est au cœur des colonies que sa popularité intrigue. En 1892, le commissaire financier du Pendjab, William Mackworth Young, est chargé par la Couronne britannique d’un audit stratégique sur les mystères des bhangs et de la gañja. Ses enquêteurs interrogent plus de 1 200 personnes – aussi bien des fakirs que des yogis, des collecteurs d’impôts que des contrebandiers. Ils visitent aussi les plus sordides asiles de fous : le gouvernement craint une corrélation entre les crimes sauvages et la consommation de cannabis.
« L’un des médicaments les plus précieux »
Le rapport final, long de 3 281 pages, souligne que, « au regard des effets physiques la Commission conclut qu’un usage modéré des drogues de cannabis n’entraîne pratiquement aucun effet néfaste ». D’autant que, sur les 2 344 patients admis dans des asiles en 1892, une poignée seulement peuvent être liés à l’usage du cannabis. De quoi rassurer la reine Victoria, à qui son médecin personnel, John Russell Reynolds, a prescrit du cannabis pour ses douleurs menstruelles. Le praticien fait l’éloge de ce remède dans la revue The Lancet : « Quand il est pur et administré avec précaution, le cannabis est l’un des médicaments les plus précieux en circulation. »
En quelques années, à la fin du XIXe siècle, le cannabis se fait une place dans la pharmacopée occidentale. Il est vendu chez les apothicaires comme un remède analgésique, contre l’asthme, les insomnies… Il se consomme aussi en pilules, bonbons ou sous forme de « cigarettes indiennes » aux noms évoquant des « ailleurs » merveilleux (« Nuits orientales », « Harem »…). Mais il passe vite de mode. Pour une raison d’abord technique : le cannabis n’est pas soluble dans l’eau et ne peut donc être injecté dans ces nouvelles seringues, vecteurs modernes du boom des opiacés et des alcaloïdes. Pour les troubles plus bénins, le paracétamol et l’acide acétylsalicylique – plus connu sous le nom d’« aspirine » – s’imposent comme les best-sellers des officines.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire