Par Laurent Borredon et Clara Georges Publié le 26 juillet 2023
« Parents, quel métier ! » (3/6). L’évolution du rôle de père vers un comportement moins autoritaire et plus à l’écoute de l’enfant déboussole des hommes en manque de modèles. Pendant ce temps, les tâches domestiques restent l’apanage des femmes.
Une main se lève timidement dans la petite assemblée d’hommes. « J’ai eu un bébé il y a deux semaines, dit un trentenaire aux traits tirés. J’ai une inquiétude à propos de la fatigue, sur le long terme. Je n’ai pas encore pris mon congé paternité, et je me demande comment on peut se relayer au mieux, avec ma femme. Parce que se réveiller cinq fois, dix fois dans la nuit, pendant des mois, tout en travaillant, c’est dur. »
Quelques têtes opinent, d’autres se tournent vers le jeune père, le regard anxieux. Sur les murs ornés de la mairie du 7earrondissement de Paris, des dizaines de chérubins potelés observent d’un œil placide ces neuf jeunes ou futurs pères, venus chercher conseil auprès de Gilles Vaquier de Labaume, le fondateur de l’Atelier du futur papa.
Depuis 2014, il prodigue des conseils en parentalité réservés aux hommes, pour 65 euros les deux heures, ou 150 euros la journée. Ce soir-là, l’atelier est gratuit, pris en charge par la mairie d’arrondissement. C’est un drôle de mélange d’ultratechnicité et de tendresse. Morceaux choisis : « Pendant le change, pour éviter les régurgitations, on crée un accès à la fesse en rotation, explique le formateur, en maniant un poupon. Vous lui expliquez toujours ce que vous allez faire. Vous le prenez contre vous. Il faut qu’il s’habitue le plus tôt possible à votre odeur. » Les hommes écoutent, silencieux. Une multitude de conseils pratiques cachent un enjeu plus profond : « L’homme doit tout à la fois reprendre le travail, maintenir sa vie de couple, créer un lien avec son enfant. C’est une usure qui n’est évoquée nulle part et à laquelle il faut se préparer », prévient Gilles Vaquier de Labaume.
Dans cette salle cossue tout comme ailleurs, il semble y avoir quelque chose de bien difficile à formuler pour certains pères contemporains. A peine émis, les mots se perdent, les phrases s’emberlificotent devant la crainte d’usurper un registre qui ne devrait pas être le leur. « Ce n’est rien, comparé à ma femme. » « Depuis que je l’ai vue accoucher, je me sens tout petit… » Il faut taire les difficultés pour ne pas donner l’impression que l’on méconnaît celles des mères, que, dans cette ère post-#metoo, l’on écrase de nouveau la voix des femmes, que l’on invente une autre domination masculine qui s’exercerait par le biais des Pampers.
Car, en matière d’inégalités domestiques, et quoi qu’en disent des reportages dans la presse magazine sur « les nouveaux pères exemplaires », les chiffres sont têtus. Les femmes réalisent 72 % des tâches ménagères et 65 % des tâches parentales en France, selon la dernière enquête « Emploi du temps » disponible de l’Insee, qui date de 2010 (la prochaine est attendue en 2025). Plus récemment, l’Insee a constaté que, au cours du premier confinement de 2020, les femmes ont assumé l’essentiel des tâches domestiques, même quand elles travaillaient à l’extérieur.
« Cette survalorisation est absurde »
C’est parce qu’il connaît ce déséquilibre qu’Alexandre Marcel, alias Papa Plume, père « instagrammeur » âgé de 36 ans, explique s’appliquer, depuis 2018, à formuler correctement ses posts. « Quand je dis que je suis fier parce que j’ai réussi à coucher mes deux enfants surexcités à 20 heures, je reçois toujours des critiques en commentaire : “Pourquoi tu t’en vantes ? C’est juste normal, toutes les mères le font.” On attend des pères qu’ils en fassent plus, et à la fois on leur reproche de s’en vanter. J’ai l’impression de marcher sur des œufs. Parce que c’est vrai, évidemment : on met trop les pères sur un piédestal. Parfois, on me dit que ce que je fais est génial, juste parce que je pars du bureau à 17 h 30. Cette survalorisation est absurde. »
La délicate mission du père moderne serait-elle d’œuvrer à être exemplaire sans le faire savoir ? La pédopsychiatre Laelia Benoit, chercheuse associée au Yale Child Study Center, dans le Connecticut, n’est pas d’accord : « Les phrases types telles que “On ne va quand même pas les féliciter de savoir changer une couche !” n’apportent rien. Tous ces changements en cours, il faut les accompagner, les encourager. De bons pères, il y en a, et on n’en parle jamais ! » Elle cite des hommes, vus dans son cabinet ou dans son entourage, qui assument la charge mentale, s’investissent dans le quotidien des enfants à la hauteur de leurs compagnes, voire davantage.
Laelia Benoit s’inquiète aussi du vide de reconnaissance sociale des pères, et même d’un impensé. « Dans la sphère publique, trois représentations d’homme dominent, toutes négatives : des figures prédatrices – [Donald] Trump, [Gabriel]Matzneff ou [Vladimir] Poutine – ; des “néomachos” qui instillent l’idée qu’un brin de sexisme dans leur vie privée contribue à leur réussite, comme [Elon] Musk ; enfin, par la voix d’une frange agressive du féminisme contre les hommes. »
Laelia Benoit plaide pour qu’émerge dans l’imaginaire collectif l’image du bon père, de nouveaux hommes « ordinaires, inspirants, désirables parce qu’ils s’occupent de leurs enfants ». Pourquoi, s’interroge la pédopsychiatre, les seuls pères investis dont on parle dans la presse sont toujours dans des situations exceptionnelles ? Les « papas poules », les « pères hélicoptères » (surprotecteurs, qui « volent » en permanence au-dessus de leur enfant) ou les tristement nommés « SADH » aux Etats-Unis (les « stay-at-home dads », « pères au foyer »)… Ces exemples viennent conforter l’idée que la paternité modèle est réservée à des hommes « hors norme ». Il est temps, dit-elle, de parler de ceux qui quittent le bureau à 17 h 30 mais ne renoncent pas pour autant à leur carrière ; de ceux qui savent où en est le stock de lait en poudre dans le placard ; bref, de raconter un nouvel ordinaire.
Le temps du « mignotage »
Il est vrai que « le bon papa ordinaire » est associé à un espoir déçu des années 1970, période où est porté aux nues le concept de « nouveaux pères ». Aux Etats-Unis, les experts du conseil en parentalité, comme le docteur Benjamin Spock (dans l’édition de 1976 de son guide Comment soigner et éduquer son enfant), admettent que « la responsabilité du père est aussi grande que celle de la mère » dans l’éducation des enfants. « C’était merveilleux, ces pères qui donnaient une bouillie. Tout le monde y a cru », se souvient la psychanalyste Sylviane Giampino. Et, en premier lieu, les mères.
Aujourd’hui, ces dernières ont l’impression d’une promesse non tenue, à cause de la répartition des tâches. Comme le résume la psychanalyste, dans son cabinet du 9e arrondissement de Paris, « les hommes s’emparent des questions liées à la réussite scolaire des enfants et à l’initiation au monde extérieur, tandis qu’on laisse aux femmes l’ingratitude de la dimension charnelle de la vie familiale, du traitement des souillures et des déchets ».
Ce schéma fait écho à l’histoire. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, en France, le petit enfant est laissé aux soins quasi exclusifs de sa mère. C’est le temps du « mignotage », des soins délicats, des cajoleries maternelles ; mais aussi de l’allaitement, du sevrage, de l’apprentissage de la propreté. A partir de ses 7 ans, le garçon apprend un métier. Il passe la plupart du temps sous la responsabilité de son père – paysan, tisserand, menuisier. Certains enfants sont placés pour devenir domestiques ou entrer en apprentissage, écrit l’historien André Burguière dans le troisième tome d’Histoire de la famille (Armand Colin, 1986). « Passé le temps du mignotage (…), l’éducation devenait un dressage, une affaire d’hommes requérant de l’autorité et même de la brutalité. Le père pouvait s’en charger, mais l’affection qu’il éprouvait pour sa progéniture risquait de circonvenir son devoir de sévérité. C’est pourquoi il préférait confier la férule à quelqu’un que ne gêneraient pas les entraves affectives de la paternité. »
Toute la difficulté du « métier » de père semble résumée dans ce bref extrait. Afin d’être à la hauteur, il lui faut se couper de ses sentiments et devenir un statut, voire une statue. Le paterfamilias n’est pas qu’un pouvoir, il est aussi une malédiction. C’est, du reste, au moment où l’on commence à prendre en compte l’intérêt de l’enfant, à le protéger contre les mauvais traitements, que l’on déboulonne le père. Dès la fin du XIXe siècle, des règles juridiques sont édictées pour limiter le droit de correction paternelle. Suivra, en 1970, l’abolition de la « puissance paternelle » au profit de l’« autorité parentale » dans le code civil.
Parfois, il n’y a pas de père
Voici donc les pères libérés, délivrés du rôle de chef de famille. Mais, à peine commencent-ils à se rapprocher du foyer, à découvrir le plaisir d’être avec leurs enfants, à exprimer leur vulnérabilité, que revient en boomerang la figure du père Fouettard. Tiers séparateur et vertical, dont le retour est réclamé haut et fort dans les années 1980 par certains spécialistes, comme le pédiatre Aldo Naouri (Une place pour le père, Seuil, 1985), au nom de l’équilibre de la famille, et même de la société. Une espèce de retour pavlovien, dans le débat public, de la fonction paternelle théorisée par Freud. Comme si rien n’avait changé dans la société depuis le début du XXe siècle.
Aujourd’hui, les familles homoparentales, avec l’ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples de femmes, mais aussi des modes de parentalité émergents (co-, mono-, etc.), invitent à ouvrir la réflexion autrement. Parfois, il n’y a pas de père. Parfois, il y en a deux. Parfois, il y a quatre parents. Toutes ces manières de « faire famille » ont décentré le débat, ont permis de le réactualiser par de nouvelles questions, souvent avec une grande inventivité.
D’inventivité, et de volonté, c’est aussi aux jeunes pères d’en faire preuve, conclut dans son livre Sylviane Giampino : « Puisque les hommes ont à la fois un désir de paternité et le pouvoir sur les institutions et les organisations, à eux de poursuivre les changements nécessaires à l’harmonisation des vies personnelle et professionnelle. » Alexandre Marcel, alias Papa Plume, dit la même chose depuis un isoloir de son bureau en open space : « Dans les entreprises, il faut que des hommes le plus haut possible dans la hiérarchie inventent un modèle parental équilibré, afin qu’il se diffuse dans toute la boîte. » Et dans la société il faut agir.
Alexandre Marcel était l’un des dix signataires d’une tribune réclamant l’allongement du congé paternité à un mois. Publiée en 2020 sur le site HuffPost, elle a été suivie par la réforme de la loi, en juillet 2021. « Des associations féministes ont lutté pour cela pendant des années sans y parvenir ; là, dix gugusses font une tribune et obtiennent gain de cause en quelques mois. » Il en est presque désolé. Pour la fin du complexe du père dominant, on repassera.
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