Par Laurent Borredon et Clara Georges Publié le 25 juillet 2023
ENQUÊTE « Parents, quel métier ! » (2/6). Longtemps présenté comme un moment de symbiose entre la mère et son enfant, le fait d’allaiter est désormais au cœur des querelles autour des questions de maternité, entre acte féministe et symbole d’aliénation.
GIULIA D’ANNA LUPO
C’est l’une de ces innombrables « méthodes » qui surgissent soudain dans le quotidien des jeunes mères, entre un forum « Magicmaman », un conseil de sage-femme et des discussions d’aire de jeux : la DME. La « diversification menée par l’enfant » est une technique consistant à proposer à son bébé, à partir de 6 mois, non pas des purées maison, encore moins des petits pots industriels (horreur !), mais des morceaux entiers de fruits et de légumes variés, que l’on aura découpés préalablement selon des instructions précises afin d’éviter les risques d’étouffement. On dispose les morceaux devant l’enfant, qui fait son choix seul, et, ensuite, eh bien, on passe le balai.
La gratification n’est donc pas immédiate, mais ces efforts ne seront pas vains, garantissent ses promoteurs. La DME « encourage la motricité fine, l’éveil et le développement, accompagne l’autonomie, invite au partage », à en croire le site Maman-naturelle. En France, c’est Christine Zalejski, une docteure en biologie cellulaire devenue mère au foyer, qui a popularisé le concept, à travers trois livres, des conférences et des formations.
Tous les éléments du conseil en parentalité moderne sont en place : une caution scientifique délivrant ses recommandations, un enjeu présenté comme important, des méthodes qui demandent d’être parent à plein temps, un accompagnement qui sera facturé. Et puis, il y a la part de risque : « Le lien avec la nourriture que vous allez transmettre à votre bébé de façon consciente ou non est essentiel car votre bébé enregistrera positivement ou négativement ses actions ou les aliments en fonction de l’environnement du moment », écrit Christine Zalejski.
Sur le site Maman-naturelle, on lit que pour réussir sa DME, il faut « apprendre à lâcher prise. En d’autres termes, ne soyez pas pressé. De son côté, votre bébé (qui lui n’a aucune notion du temps) va flâner. Profitez-en pour l’observer. Vivez dans l’instant présent et contemplez ses petits exploits ».
A la mère de s’adapter
Sur le papier, ce moment de partage semble idyllique. Mais qu’en est-il lorsqu’on est coincée entre les devoirs de l’aîné, le dossier qu’on n’a pas eu le temps de boucler au bureau, l’Ehpad de ses parents et les tracas du quotidien ? L’emploi du féminin n’est pas ici une erreur mais un choix, car les destinataires de ces conseils sont bien les mères. Plus encore que d’autres domaines de la vie de parents, l’alimentation du jeune enfant est « leur affaire ».
La DME, apparue dans les années 2000 dans les pays anglo-saxons et qui s’installe doucement en France, repose sur un présupposé : c’est à la mère de s’adapter aux besoins de l’enfant, et non l’inverse. Evidemment, cela ne convainc pas tout le monde. « Est-ce qu’on ne pourrait pas lui donner aussi le choix de son école ? », nous écrit, accompagné d’un émoji se roulant par terre de rire, une chercheuse à laquelle nous avons détaillé le concept de la DME.
Les mères contemporaines sont-elles esclaves de leurs enfants, ou sont-elles au contraire libres de s’épanouir dans leur maternité ? Le débat s’incarne depuis de nombreuses années dans l’allaitement. Pour le comprendre, il faut partir d’une évolution spectaculaire. En 1970, à la maternité, le taux d’allaitement était de 36 % en France et 30 % aux Etats-Unis. Aujourd’hui, il est d’environ 70 % en France et 80 % de l’autre côté de l’Atlantique. Et, de nos jours, les femmes qui allaitent le plus se trouvent aux deux bouts de l’échelle sociale.
La sociologue Séverine Gojard explique que l’allaitement dans les milieux populaires se construit selon un modèle familial, tandis que les femmes des classes privilégiées suivent l’avis de tiers savants (pédiatre, littérature scientifique) encourageant l’allaitement. L’allaitement exclusif est d’ailleurs préconisé par l’Organisation mondiale de la santé et le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) au moins jusqu’à 6 mois. Rien d’autre, « pas même de l’eau ». Ce discours est par exemple relayé en France par le Programme national nutrition santé.
Maternage proximal et « co-dodo »
Romina Rinaldi, docteure en psychologie, raconte le type de pression que ces discours engendrent dans un livre intime et informé, souvent drôle, Eloge des mères imparfaites (Editions Sciences humaines, 2019). Ayant des difficultés à allaiter, elle est contrainte de donner un biberon à son bébé. « Certaines [sages-femmes] me donnent le lait en poudre comme si elles me tendaient une fiole d’arsenic », écrit-elle. Puis une sage-femme, conseillère en lactation, lui assène qu’elle a tout mal fait, avant de lui conseiller une marche à suivre : à chaque repas, elle doit mettre sa fille au sein quinze minutes, puis stimuler ses seins avec un tire-lait dix minutes de chaque côté, avant de se déshabiller pour un peau-à-peau de trente minutes avec sa fille censé « favoriser la production d’ocytocine ». Au bout de quelques semaines, épuisée, culpabilisée, elle vit un sentiment d’échec.
Romina Rinaldi affirme ne pas avoir écrit un livre contre l’allaitement, mais pour le libre choix. Elle dénonce le « lactivisme », présenté comme un lobby influent de défense de l’allaitement exclusif qui, en se fondant sur « des interprétations grossières de données scientifiques », appuie sur la corde sensible de la culpabilité des mères.
En France, la voix militante de l’allaitement est portée depuis 1979 par l’association La Leche League (créée en 1958 aux Etats-Unis par des mères issues d’un réseau catholique de l’Illinois, la LLL existe dans plus de 80 pays). Son ancienne présidente, Claude Didierjean-Jouveau, toujours animatrice, affirme que sa mission va très exactement à l’encontre d’une aliénation des femmes. Elle estime au contraire que l’allaitement et le maternage proximal sont des actes féministes.
Mais qu’est-ce que le maternage proximal ? Il s’agit de porter son bébé en écharpe aussi souvent que possible et l’allaiter à la demande aussi longtemps qu’il le souhaite, notamment en pratiquant le « co-dodo » (dormir avec lui, en le mettant dans une espèce de petit lit-ventouse qui vient se greffer au lit conjugal). Claude Didierjean-Jouveau l’affirme : « La grossesse, l’allaitement, le maternage sont une manière pour la femme de se réapproprier son corps dans toutes ses fonctions. C’est dans la lignée de mon expérience féministe des années 1970-1980. Dans des groupes de self help [auto-aide], on se regardait le col de l’utérus avec un miroir. Presque toutes les femmes qui allaitent me parlent de la puissance qu’elles ressentent à le faire. Elles se sentent guerrières. »
Crispations
Un point de vue aux antipodes de celui d’Elisabeth Badinter qui, dans Le Conflit. La femme et la mère (Flammarion, 2006), voyait dans le retour à l’allaitement un asservissement des femmes. Il est vrai que la cofondatrice de La Leche League Mary White (1923-2016) confiait avec une certaine franchise, lors d’une conférence en 1981, que les bébés n’ont pas seulement besoin du lait ou du sein maternel, « ils ont besoin de la totalité de la mère ». La même année, le guide de l’association (publié en France sous le titre L’Art de l’allaitement maternel) était encore plus direct : « Notre appel à toute mère qui envisage de prendre un emploi est : “si possible, ne le faites pas.” »
Ces crispations autour de l’allaitement ont des racines anciennes. Aux XVIIIe et XIXe siècles, partout dans le monde occidental, la mise en nourrice à la naissance est fréquente : c’est le cas pour la moitié des bébés lyonnais, et un tiers des bébés parisiens au XIXe siècle, écrit l’historienne Catherine Rollet. La mortalité de ces enfants allaités par des femmes autres que leur mère est effarante : 71 % dans leur première année de vie, selon un compte rendu du docteur Charles Monot en 1867. En nourrice, les enfants vivent dans des conditions déplorables : mal vêtus, mal nourris, voire maltraités par des femmes elles-mêmes exploitées et pauvres.
Avec l’amélioration des connaissances sanitaires et la prise de conscience de plusieurs médecins, les gouvernements découvrent la possibilité d’éviter les ravages – et le coût social – de la mortalité infantile. Ils multiplient les mesures afin que les femmes ne confient plus leur enfant, le gardent à la maison et l’allaitent. Aux Etats-Unis, un Children’s Bureau est créé en 1912, diffusant, deux ans plus tard, la brochure « Soin de l’enfant », comprenant un luxe de détails sur l’alimentation des bébés.
Mise en scène de l’excellence maternelle
Le mouvement s’inverse après la seconde guerre mondiale. La proportion des mères allaitant au sein diminue brutalement à partir des années 1950. Pour deux raisons principales : le développement du lait en poudre, encouragé par une partie de la communauté médicale et propulsé par un marketing intense de Nestlé et d’autres fabricants ; et les luttes féministes naissantes. Mais le règne du biberon dès la naissance ne dure pas, emporté par le rapport dévastateur de l’ONG britannique War on Want en 1974, « The Baby Killer » (« le tueur de bébés »), sur les pratiques commerciales trompeuses de Nestlé dans les pays en développement, et par un mouvement global de prise en compte du bien-être de l’enfant. Parfois au détriment de celui de la mère.
Petit à petit, ce qui relevait d’une recommandation médicale dans le contexte sanitaire précaire du XIXe siècle, s’érige en norme morale. Dans son livre Perfect Madness (2005, traduit en 2006 sous le titre Mères au bord de la crise de nerfs chez Albin Michel), la journaliste américaine Judith Warner dénonce un retour de l’allaitement qu’elle inscrit dans l’avènement de la « mère idéale » – une mère totale – à partir des années 1980 : « L’allaitement est non seulement la meilleure alimentation pour le bébé, mais il est le signe d’une sorte de maternité d’ordre supérieur. » Sans compter un autre facteur, s’amuse Judith Warner : « Des études ont montré que, privé de lait maternel, [le] bébé pouvait perdre six points de QI. »Peu importe que ces études aient ensuite été contestées, voire démontées : la croyance est installée.
Comme Judith Warner ou Elisabeth Badinter, Sandrine Garcia, sociologue à l’université de Bourgogne, et autrice de Mères sous influence. De la cause des femmes à la cause des enfants (La Découverte, 2011), voit dans cette pression « un renouvellement des formes de domination qui s’exercent sur les femmes ». Des femmes souvent surdiplômées, déclassées socialement parce qu’elles ne trouvent pas de travail à leur niveau, qui mettent en scène une excellence maternelle, explique-t-elle au Monde. « C’est quand même beaucoup plus “sexy” de se dire qu’on est en train de révolutionner le monde de demain par le maternage. »
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