Par Gladys Marivat Publié le 25 mars 2023
Parce que l’écrit est omniprésent en entreprise, des formations sont proposées aux cadres pour remettre leur conjugaison et leur grammaire à niveau et éviter ces fautes qui font mauvais genre.
Alice Hagger ne vous dira pas qu’elle est une psychorigide de l’orthographe. Pourtant, le sujet est sensible pour cette responsable en stratégie de marque, qui accompagne les entreprises dans l’élaboration de leur identité. « Mon métier est de raconter des histoires à travers des mots, explique la trentenaire parisienne, passée par les plus grandes agences de publicité et installée aujourd’hui à son compte. J’ai donc un rapport très personnel à la langue française. » Elle doit à l’apprentissage du latin, du collège à la khâgne, d’avoir compris le français, au point de ne plus jamais faire de fautes. « L’orthographe dit quelque chose de très intime, qui remonte souvent à l’enfance, affirme-t-elle. Un patron qui fait des fautes invite à remettre en question sa crédibilité, sa légitimité, son exemplarité. Je ne me verrais pas faire remarquer à un supérieur qu’il a fait une faute, au risque de lui faire perdre la face. » Ni à certains de ses clients, pourtant à des postes de direction, qui semblent fâchés avec la conjugaison ou la syntaxe.
Selon les études du baromètre Voltaire, régulièrement publiées par le service en ligne personnalisé de remise à niveau en orthographe, les Français maîtrisaient 45 % des règles grammaticales et lexicales en 2015, contre 51 % en 2010. Plusieurs études, dont celle de Textmaster en 2013, montrent que neuf e-mails sur dix contiendraient des erreurs de français. En quinze ans, Alice Hagger a constaté une baisse du niveau d’orthographe chez les rédacteurs et créatifs avec lesquels elle collabore. Au point de devoir leur conseiller de suivre des cours en ligne sur LinkedIn Learning, par exemple, qui en propose seize mille.
Les fautes les plus fréquentes commises par les recrues d’Alice Hagger, issues de Sup de Pub, du Celsa ou de la vente sur le terrain, concernent la concordance des temps, la conjugaison et les accords du participe passé. « Aujourd’hui, je fais passer des tests avant un recrutement, en demandant de rédiger un texte de présentation, confie la responsable, qui a travaillé trois ans pour une société de vente en ligne de meubles. J’ai dirigé des équipes qui rédigeaient des fiches produits. Quand il y a des fautes sur les fiches, certains clients nous ont expliqué qu’ils renonçaient à acheter, de crainte qu’il s’agisse d’une contrefaçon. »
Un coût économique
Un mauvais niveau en orthographe des collaborateurs a un coût économique pour les entreprises. Ce que confirme un rapport Ipsos sur les attentes des employeurs en matière d’expression, publié en octobre 2021. Pour 86 % des recruteurs, la maîtrise, par leurs collaborateurs, de l’expression écrite et orale comme de l’orthographe est fondamentale. Elle figure dans le top 5 des critères de recrutement, quasiment au même niveau que les compétences techniques. Les trois quarts des employeurs sont confrontés au quotidien aux lacunes en orthographe de leurs équipes, avec des répercussions sur la crédibilité et l’efficacité professionnelle et des conséquences sur la réputation, la productivité et même la performance financière de l’entreprise. Les insuffisances en orthographe et en expression écrite seraient donc des freins à l’embauche. Pour 73 % des décideurs sondés, les compétences en français sont une priorité, loin devant la maîtrise de l’anglais (33 %). Or, une chose est sûre : le télétravail et les échanges écrits à distance, bien plus nombreux depuis la crise sanitaire, rendent plus visibles les fautes.
Bien sûr, tous nos outils professionnels ou presque disposent désormais de correcteurs automatiques. Mais ces assistants en orthographe, sur lesquels se reposent de nombreux salariés et qui donnent l’illusion d’écrire impeccablement, ne voient pas tout, loin s’en faut. Et peuvent au contraire contribuer au relâchement des efforts, façon « l’intendance suivra ».
Véronique Violin travaille à la direction des ressources humaines pour la France et l’Afrique francophone chez Deloitte, l’un des quatre grands cabinets d’audit et de conseil mondiaux, qui recrute deux mille personnes par an. Elle note que les collaborateurs écrivent de plus en plus, et de plus en plus vite, avec le risque de faire davantage de fautes. Ils rédigent des mails, mais aussi des échanges rapides sur les messageries instantanées, où l’on ne prend pas la peine de se relire de peur de paraître hésitant. « Avant, quand on voulait parler avec un collègue ou un client, on décrochait son téléphone », remarque la directrice, qui a travaillé auparavant dix ans au service des ressources humaines de l’entreprise de conseil Accenture. Unique solution, d’après elle : se relire, notamment lorsque l’on rédige des « mails à enjeux ». « C’est ce que fait l’essentiel des candidats à l’embauche chez Deloitte, d’où le fait que l’on ne voie pas forcément s’il y a des lacunes en orthographe, souligne-t-elle. Et un recruteur m’a confié que, quand il constatait beaucoup de fautes chez un futur collaborateur, il allait plutôt être dans le conseil que dans le jugement », en lui suggérant, par exemple, de vérifier certaines tournures sur un des nombreux sites Internet consacrés à la langue française. Diplômée de la Sorbonne, Véronique Violin affirme que tout le monde fait des fautes. « Y compris à mon niveau », ajoute-t-elle.
Avantage au sans-faute
Même bienveillance chez le groupe international de recrutement Robert Half. Il faut dire que le marché actuel du travail donne l’avantage aux candidats. « Confrontés à une importante rotation des collaborateurs, les recruteurs sont moins exigeants sur l’orthographe », constate Romain Maugey, directeur chez Robert Half. D’après lui, les entreprises peuvent faire l’impasse sur la partie orthographe-grammaire quand il s’agit de recruter pour un poste dans les technologies de l’information (IT). Tout en gardant en tête que la maîtrise du français est capitale « dans un monde d’hypercommunication ». « Face à deux CV équivalents, le recruteur préfère celui qui a le moins de fautes, avance-t-il. Surtout dans l’assistanat de direction, où il s’agit de parler au nom du dirigeant. Les fautes sont assimilées à un manque de rigueur, d’attention, voire à de la nonchalance. » Mais le CV ne suffit pas toujours pour s’assurer de la bonne maîtrise de la langue. Alors, de nombreux recruteurs demandent un mail de résumé de l’entretien d’embauche. « Cela permet de savoir ce que le candidat a compris du poste et des enjeux, de cerner sa motivation, mais aussi de vérifier son niveau en orthographe », explique Romain Maugey.
L’intérêt croissant qu’accorde le monde du travail à l’expression écrite transparaît dans les offres d’emploi que nous avons consultées. Dans les domaines de la communication, du numérique, du commerce, du marketing ou de l’audit sont attendues « une très bonne compétence en matière de communication écrite ou orale », « une bonne aisance rédactionnelle » ou « une très, très bonne appétence littéraire ».
Commanditaire du rapport Ipsos, le Projet Voltaire réunit sept millions d’utilisateurs et 2 200 entreprises partenaires. Les remises à niveau proposées et financées dans le cadre du compte personnel de formation (CPF) coûtent de 916 euros à 3 072 euros, mais les particuliers peuvent aussi avoir recours à ce service en ligne personnalisé à partir de 34,90 euros. L’objectif étant de rendre accessible au plus grand nombre la maîtrise de l’expression au sens large, que ce soit sur la partie grammaire, sur l’orthographe, la conjugaison, le vocabulaire ou la syntaxe. « On considère que quelqu’un qui fait des fautes n’est pas très compétent ou intelligent, ou qu’il est peu structuré, alors que cela n’a pas grand-chose à voir,estime Mélanie Viénot, la présidente du Projet Voltaire. Cela a un coût : un collaborateur qui fait des fautes nuit à l’image de l’entreprise. »
Le temps de la relecture
« Le bac, c’est loin. Il y a des règles que l’on a oubliées. Je m’attendais à obtenir 85 % de bonnes réponses. En fait, j’étais à 60 % » – Erwan Fourt Trivier, 29 ans, chef d’une agence Rent-A-Car
Parmi les bénéficiaires, Axelle Piechowski, la responsable de l’agence Rent-A-Car à Maubeuge (Nord). Le mot orthographe réveille immédiatement en elle le souvenir des dictées du vendredi en CM1 et CM2. « Le pire jour de la semaine », dit-elle. Elève sérieuse et appliquée, elle arrive à un « niveau moyen » en français. De quoi tracer son chemin sans trop se poser de questions. Quand Rent-A-Car adhère au Projet Voltaire, la responsable d’agence s’y intéresse d’abord pour sa fille. Elle répond tout de même au quiz par curiosité… et s’aperçoit de ses lacunes. Elle y passe une quinzaine d’heures fin 2021, et gagne en confiance dans la rédaction de ses mails professionnels et de ses courriers privés.« Avant, j’hésitais beaucoup sur un participe passé, donc je perdais du temps, confie-t-elle. J’estime que c’est important de pouvoir s’exprimer correctement. Notre écriture, c’est le reflet de notre personne et, par prolongement, de l’entreprise. » Désormais, Axelle Piechowski prend le temps de se relire. Elle remarque davantage les fautes, dans les avis clients ainsi que dans les mails de ses supérieurs. « C’est sans doute par inadvertance, suppose-t-elle. D’ailleurs, je suis mal placée pour juger une personne sur ses fautes. »
Erwan Fourt Trivier est chef d’une agence Rent-A-Car à Besançon. De son parcours scolaire et universitaire, il retient la faible présence de l’orthographe. « En CAP et bac pro menuiserie, les cours de français étaient peu soutenus », se souvient le responsable, âgé aujourd’hui de 29 ans. Idem lors de son BTS gestion des unités commerciales, où les élèves en étaient même dispensés, assure-t-il. « Il y avait peu de commentaires sur les fautes, mis à part un simple “Faites attention à l’orthographe”. Ce n’était pas quelque chose que l’on mettait en avant. »
Entré chez le loueur de voitures comme préparateur de véhicules, Erwan Fourt Trivier est passé agent de comptoir, puis chef de comptoir et enfin chef d’agence. Pour accéder à ce poste, il a dû suivre une formation à la Rent-A-Car Académie, l’école interne de l’entreprise. L’expression écrite était un des modules. « Je pensais maîtriser la conjugaison et l’orthographe, mais le bac, c’est loin, reconnaît-il. Il y a des règles que l’on a oubliées. Je m’attendais à obtenir 85 % de bonnes réponses. En fait, j’étais à 60 %. Je faisais des erreurs sur des termes que j’utilise tous les jours en étant persuadé d’avoir raison. »
Le jeune responsable raconte qu’un concours interne d’expression écrite a été organisé par l’entreprise. « Tout le monde était convié, se souvient-il, de la direction aux employés d’agence. Et tout le monde s’est rendu compte que, quand les études sont lointaines, l’orthographe s’oublie facilement. »
Un sentiment d’humiliation
L’idée d’une dédramatisation des fautes de français semble avoir fait son chemin, y compris chez les cadres. Ainsi, Claire Lecorgne avoue tout de go qu’elle a toujours été « fâchée avec l’orthographe ». Et ce malgré un bac ES et un master de droit. A 39 ans, cette chargée de développement en ressources humaines pour le groupe immobilier social Essia, en région parisienne, a commencé sa carrière avec un « métier très terrain » : la direction d’un fast-food. « Il y avait peu d’écrit, ou alors seulement des mails au siège, jamais de mails aux clients, se souvient-elle. Mon niveau en orthographe ne posait pas problème, ou en tout cas on ne me disait rien. » Son nouveau poste au sein du service ressources humaines l’a encouragée à s’entraîner avec le Projet Voltaire.
Lectrice-correctrice aux éditions du Seuil, et autrice pour le Projet Voltaire, Estelle Roquetanière dispense également la formation finançable par le CPF « Se réconcilier avec l’orthographe ». Khâgneuse, lectrice-correctrice et traductrice dans l’édition, elle donne ce cours à l’école d’écriture Les Mots. Durant sa carrière, elle a travaillé avec des salariés dans les hôpitaux, d’anciens sportifs qui voulaient se reconvertir dans le secteur de la banque, des chefs d’entreprise. La formatrice se souvient d’un architecte proche de la retraite, qu’elle a formé à distance. « La première chose qu’il a dite, c’est : “Moi, j’ai réussi dans la vie, vous savez, j’ai un cabinet.” J’ai senti sa détresse. » Selon elle, ce cas n’a rien de grave. « Beaucoup de personnes n’ont pas acquis les bases pendant leur scolarité. Ce qui ne les a pas empêchées de poursuivre et de réussir leurs études supérieures. Mais si, avant, on pouvait s’en sortir au travail avec les rendez-vous et les appels téléphoniques, c’est impossible aujourd’hui. On écrit beaucoup, tout le temps. Ce qui échappait auparavant se voit. Cela peut créer un sentiment d’humiliation qu’il faut absolument dissiper au plus vite », explique-t-elle.
Pour ce faire, Estelle Roquetanière demande d’emblée à ses élèves ce que leur évoquent les termes « grammaire » ou « conjugaison ». La boîte de Pandore des malheurs de l’école s’ouvre. Et les mots « pénible », « rébarbatif », « dictée » ressortent, ainsi que le nom de tel maître, de telle institutrice. « J’enchaîne alors avec des exercices ludiques, très éloignés de ce qu’ils ont pu connaître à l’école, reprend la formatrice. Il faut aussi leur montrer que ça a du sens, que ça va leur servir, que la maîtrise du français n’appartient pas à une élite ou aux anciens. » La formatrice est frappée d’entendre ses stagiaires lui réciter le fameux « bijoux, cailloux, choux, etc. » et finir par écrire « bizoux ». Pour éviter cela, il faudrait, selon elle, insister davantage sur la règle (les noms prennent le plus souvent un « s » au pluriel) et moins sur les exceptions. Son but n’est pas de former des champions en orthographe, mais de redonner les bases apprises entre 7 et 10 ans. « Des bases oubliées, car peut-être qu’à cet âge-là, on n’en voyait pas l’intérêt », conclut la formatrice, qui affirme ne jamais se décourager.
Selon Estelle Roquetanière, membre du comité d’experts du Projet Voltaire, service en ligne de formation à l’orthographe, « le participe passé est la hantise de la plupart des gens ». Rien d’étonnant à ce qu’on le retrouve en tête des erreurs les plus fréquentes. D’abord dans ce qu’elle appelle « l’écriture du participe passé à l’état brut » : pourquoi on écrit « j’ai fait » et pas « j’ai fais », « j’ai mis » et non « j’ai mit » ? « Beaucoup de gens font cette erreur, confie-t-elle. Mais ils cessent de la faire dès qu’ils prennent conscience que l’on dit “la chose faite” (“la tarte faite”), “la chose dite” (“la phrase dite”), “la chose mise” (“la table mise”). D’où “j’ai fait”, “j’ai dit” avec un “t”, et “j’ai mis” avec un “s”. » Arrive ensuite l’accord avec le COD avant le verbe. Puis, les verbes pronominaux, « le plus subtil », selon elle. La formatrice l’aborde à la fin d’une session. « En réalité, la règle est moins difficile qu’on ne le pense : “Ils se sont rencontrés.” Car ils ont rencontré qui ? Eux-mêmes, repris par “se”. Ce COD est avant le verbe, donc on accorde.” Ou encore : “Elle s’est permis de” : elle a permis à qui ? A elle, repris par “s”, qui n’est pas un COD puisqu’on dit “à elle”. Donc il n’y a pas d’accord. »
Autres erreurs fréquentes : le a avec ou sans accent ; la différence entre dans et d’en ; entre la et là ; entre leur et leurs. « Il y a aussi les erreurs syntaxiques, comme : “En pédalant, mon chapeau s’est envolé.” “En pédalant” ne renvoie pas à “mon chapeau”, explique Estelle Roquetanière. La phrase n’est pas claire tournée ainsi, donc elle est à éviter dans la vie professionnelle, même si ce n’est pas une erreur. C’est une figure de style : une anacoluthe. » Enfin, il y a l’utilisation d’« etc. ». « J’explique aussi aux stagiaires que la locution “etc.” ne doit pas être suivie de points de suspension et qu’il vaut mieux ne pas abuser de ces points de suspension dans les écrits professionnels. »
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