Par Hélène Jouan Publié le 4 mai 2023
REPORTAGE La ville canadienne, réputée pour sa richesse économique et culturelle, fait face aux souffrances psychiques qui touchent une part importante de sa population. En cause : les inégalités sociales, la défaillance des structures sanitaires et les ravages de la toxicomanie.`
De faux airs de New York, des boutiques branchées, des restaurants étoilés, un pôle universitaire réputé, des start-up florissantes, un festival du film très couru… Toronto, a priori, a tout pour faire rêver : cette ville de trois millions d’habitants, deuxième place financière d’Amérique du Nord, est le cœur battant, économique et culturel, du Canada. Mais il suffit d’y flâner, de passer outre l’agitation des cols blancs, pour voir surgir, dans la rue, une autre réalité : un homme tenant à tue-tête des propos décousus, des mendiants en fauteuil roulant, ou encore, le soir venu, ces adolescents massés sous les porches d’immeubles pour échapper au froid.
Toronto va mal et vit désormais au rythme des violences dues aux problèmes de santé mentale d’une partie de sa population. En avril 2022, une jeune femme est poussée « gratuitement » sur les rails du métro. Quelques mois plus tard, une autre femme est poignardée dans le tramway. Le 25 mars, dans le métro à nouveau, un ado de 16 ans est tué à coups de couteau lors d’une attaque « non provoquée », selon la terminologie de la police. La liste est sans fin, et la crise si grave que le maire, John Tory (conservateur), en place depuis 2014, a lancé un cri d’alarme sur cette « épidémie » qui frappe, après celle du Covid-19, d’autres métropoles nord-américaines, de Chicago à Montréal, d’Atlanta à Vancouver.
Le 23 janvier, peu avant d’être contraint à la démission en raison d’une liaison extraconjugale dissimulée, M. Tory avait réclamé au premier ministre, Justin Trudeau, la tenue d’un « sommet national sur la santé mentale ». Ses arguments : en 2022, la demande de services psychologiques en Ontario a augmenté de 50 % ; plus d’un jeune sur deux dans la province dit souffrir d’un trouble mental.
Rejetant la responsabilité du manque de ressources financières sur le gouvernement de l’Ontario et sur les autorités fédérales, chargés du domaine de la santé, la municipalité a surtout misé, jusque-là, sur la sécurité. Lors de l’hiver 2022-2023, 80 policiers supplémentaires ont été déployés dans les transports publics. Le budget de la police, premier poste financier de la commune, a crû de 48 millions de dollars canadiens (32 millions d’euros) en 2023, au détriment de celui alloué à l’emploi et aux services sociaux, en baisse de 4 millions de dollars, et de celui du service du logement (− 2,5 millions).
L’importance du code postal
Au centre de toxicomanie et de santé mentale de Toronto, le vieux bâtiment qui accueille les délinquants et meurtriers ayant échappé à la prison pour troubles mentaux avérés est placé sous haute surveillance. En ouvrant les portes d’accès à son bureau sécurisé, le psychiatre Sandy Simpson convient que la pandémie de Covid-19 a aggravé, ici comme ailleurs, la précarité psychique d’une frange de la population. Mais ce spécialiste pose un diagnostic propre à sa ville : « On parle de crimes dus à la santé mentale, on devrait plutôt parler de crimes liés à la pauvreté. Quand on doit attendre dix ans pour obtenir un logement social, que le nombre d’habitants ne cesse de croître sans que n’augmente celui des médecins, des infirmières ou des travailleurs sociaux, ce sont des milliers de gens qui restent livrés à eux-mêmes, sans ressource ni accès aux soins. »
Selon M. Simpson, la gravité de la crise tient également aux ravages des drogues bon marché et ultrapuissantes tels que le « crystal meth » (la méthamphétamine) et autres opioïdes synthétiques. Après avoir balayé depuis le début des années 2010 la Colombie-Britannique, dans l’ouest du pays, le fentanyl et ses dérivés ont provoqué un nombre record de morts par overdose (591), à Toronto, en 2021. Dans chaque rame de métro, à toute heure de la journée, des « zombies » au regard vide errent en quête d’une dose. « Nous devons évidemment lutter contre les violences engendrées par les addictions, mais il faut s’interroger sur l’échec social qui a mené à celles-ci », insiste M. Simpson. Pour s’attaquer aux problèmes « structurels » de la ville, il défend notamment la création d’un « revenu de base garanti », destiné aux personnes vulnérables. Avec un maximum de 1 228 dollars par mois, l’actuelle prestation fournie par la province se situe 40 % en dessous du seuil de pauvreté.
« Un code postal est toujours plus important qu’un code génétique pour rester en bonne santé », résume un autre médecin, le docteur Andrew Boozary. Cet énergique trentenaire dirige le tout nouveau Centre Gattuso, affilié au réseau public d’hôpitaux, de recherche et d’enseignement de Toronto. L’organisme, dit de médecine sociale, premier du genre dans le pays, vise à transformer la façon dont l’hôpital pense et dispense les soins : il développe des programmes de formation de « pairs aidants » pour accompagner les toxicomanes arrivés en état de manque aux urgences, fournit de la nourriture aux plus démunis et s’assure du soutien des associations impliquées auprès des 250 communautés ethniques présentes dans la ville. Impossible, d’après M. Boozary, de réduire les inégalités en matière de santé sans prendre en compte les besoins sociaux. « Notre ville compte plus de dix mille sans-abri, avec une surreprésentation de personnes issues des communautés noire ou autochtone. Dans la rue, depuis parfois des années, ils subissent un continuum fatal entre pauvreté, addictions et état mental. »
Le Centre Gattuso a noué avec les autorités (municipalité, province, gouvernement fédéral) un accord inédit qui débouchera, à l’été 2023, sur l’ouverture de 51 appartements dans le quartier central de Parkdale. Des lieux censés apporter stabilité et soins, pour une (infime) partie de cette population sans abri, dans l’impossibilité d’accéder au parc privé de la ville, l’une des plus chères du Canada (un studio se loue au minimum 1 400 euros par mois). « Jamais je n’aurais imaginé, en faisant mes études de médecine, que j’aurais à prescrire un toit ou de la nourriture à mes patients pour envisager de pouvoir les soigner. C’est pourtant la priorité aujourd’hui », soutient M. Boozary.
Choisir entre se loger, se nourrir ou se soigner
Se soigner n’est pas la principale préoccupation du jeune homme décharné, aux avant-bras et au cou tatoués qui, en cette fin d’après-midi, étale dans un coin de porte un vieux sac de couchage, en marmonnant. Il dit s’appeler Ryan, avant de se présenter plus tard comme Mike ; les dates se bousculent dans sa tête, mais il se souvient que c’est un accident du travail sur le chantier d’une tour qui l’a jeté à la rue. Plus de salaire, plus de couverture sociale, et un cerveau qui ne le « laisse pas en paix ». Diagnostiqué bipolaire aux urgences, où il se rend quand il sent « le feu monter », Ryan/Mike avale les médicaments qu’on lui donne lors de l’une de ses visites épisodiques à l’hôpital. Et attend la prochaine crise.
Aux coûts de l’immobilier se sont ajoutés, à partir de 2022, ceux de la vie quotidienne. En périphérie de la métropole, dans un hangar de 2 000 mètres carrés, des dizaines de bénévoles préparent des cartons de vivres prêts à partir vers les 128 refuges où la nourriture sera distribuée gratuitement. « Avant la pandémie, nous fournissions 60 000 repas par mois. En mars 2023, nous en avons livré 273 000. Nous sommes arrivés à un point de rupture », s’inquiète Neil Hetherington, PDG de la banque alimentaire Daily Bread Food Bank.
Avec la flambée des prix des denrées alimentaires – près de 9 % –, des familles ont dû choisir entre se loger, se nourrir ou se soigner. « Les travailleurs représentent désormais plus du tiers de notre “clientèle” contre 15 % auparavant, dit M. Hetherington. Le stress économique et la précarité dans laquelle la classe moyenne est plongée ont généré des déséquilibres mentaux. Le plus effrayant, c’est que nous sommes dans une situation de plein-emploi au Canada. »
De puissantes organisations caritatives, dotées parfois de fonds privés de plusieurs millions de dollars, pallient les faiblesses des services publics. Parmi elles, Stella’s Place, le seul organisme de bienfaisance à accueillir sans rendez-vous et gratuitement les jeunes de 16 à 29 ans en détresse psychique. Une jeune fille erre devant l’ancienne manufacture de bonbons où est installée l’association. « Je suis étudiante à l’université de Toronto depuis deux ans, mais je me sens très seule dans cette ville, confie Cindy, 21 ans, dont la famille vit à quelque 2 000 kilomètres de là. Au moment des examens, mon stress vire à l’obsession, mais je ne trouve personne à qui parler. » Responsable de l’accueil à Stella’s Place, Ajay Gallacher confirme qu’il faut plus d’un an dans le service public pour avoir accès à un thérapeute. « Ici, explique-t-il,Cindy pourra s’attabler autour d’un café pour partager ses angoisses, mais nous avons également sur place une équipe de six médecins, avec des psychologues qui pourront lui proposer une consultation personnelle, l’intégrer à un groupe de parole ou l’orienter si nécessaire vers un spécialiste. » Mais la jeune fille n’est pas encore prête à pousser la porte du lieu. « Promis », elle reviendra demain.
« Restaurer le lien de confiance »
Le dénuement financier ou l’accès impossible à une prise en charge médicale rapide jettent parfois les plus fragiles dans l’engrenage de la violence. Confronté au problème, Toronto n’a pas voulu suivre la voie de New York où, depuis novembre 2022, le maire, Eric Adams (démocrate), a donné aux policiers le pouvoir d’hospitaliser de force ceux que certains appellent les « fous errants ». A l’inverse, la directrice générale de la division du développement social à la mairie de la ville canadienne, Denise Andrea Campbell, a lancé, cette même année 2022, un projet destiné à éviter que les policiers soient en première ligne. « Jusque-là, dit-elle, c’est la police de Toronto qui gérait, par le biais d’un numéro unique, le 911, les 33 000 appels passés chaque année par des gens en détresse. Mais être malade n’est pas un crime, et surtout les policiers n’étaient pas les mieux placés ni les mieux formés pour répondre aux situations d’urgence. »
En mai 2020, un drame avait choqué l’opinion : le décès, à la suite d’une intervention policière, d’une jeune femme noire ayant appelé à l’aide en pleine crise de violences familiales. Sa mort, dans des conditions suspectes, avait donné lieu à une imposante manifestation contre les « biais racistes » des forces de l’ordre. L’affaire fut le catalyseur du changement. La mise en place d’un nouveau numéro d’urgence, en mars 2022, a permis de détourner près d’un quart des appels vers des associations de quartier, où des travailleurs sociaux connaissent la réalité du terrain. « Nous travaillons à restaurer le lien de confiance avec la population, mais, dès qu’il s’agit de trouver des lits, des traitements et des médecins pour les administrer, nous ne pouvons plus rien », se désole Denise Andrea Campbell.
En ce printemps 2023, cinquante candidats sont en lice pour briguer, le 26 juin, le fauteuil de maire. L’ancien chef de la police de Toronto Mark Saunders part favori avec sa promesse de recruter « au moins » 200 agents de sécurité supplémentaires dans les transports publics. Mais, pour Susannah Bunce, professeure en géographie humaine à l’université de Toronto, la « folie » dont souffre la ville ne saurait être traitée sans un changement systémique : « Le prochain maire devra établir les liens entre toutes les crises, celle du logement abordable, celle de la santé mentale et celle née des réductions des budgets sociaux. Cela nécessitera une redistribution des richesses. » A ce jour, aucun candidat n’a choisi de faire de cette révolution l’argument-phare de sa campagne.
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