Par Juliette Garnier Publié le 4 mai 2023
Le site chinois d’habillement, qui a réalisé 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022, ouvre une boutique éphémère à Paris du 5 au 8 mai. Sa puissance de feu inquiète ses concurrents et les militants d’une mode responsable.
Shein a désormais pignon sur rue à Paris. Le site chinois d’habillement ouvre une boutique au 18, rue des Archives, vendredi 5 mai. Situé dans le Marais, ce point de vente est aussi peu durable que les vêtements de Shein : il sera ouvert pour quatre jours seulement, jusqu’au lundi 8 mai.
Ce n’est pas la première fois que Shein s’offre un « pop-up store », autrement dit un magasin éphémère. Pour séduire les jeunes femmes, celles de la génération Z, nées entre 1995 et 2010, cette méthode est appliquée de la même manière partout dans le monde. L’enseigne a fait de même à Toulouse et à Montpellier, voilà un an, et à Lyon, en mars. « Huit mille personnes y sont venues », précise une porte-parole.
Outre-Manche également, Shein s’est installé, pour un temps, à Birmingham, à Bristol et à Cardiff. Aux Philippines, le site est devenu enseigne, pour quelques jours, à Makati, dans la banlieue de Manille, en avril. Fin mars, au Canada, le pop-up ouvert à Toronto a attiré 5 500 personnes lors d’un week-end. Au Japon, ses sacs noir et blanc, au logo proche de celui de Chanel, se sont imposés auprès des Tokyoïtes, dès l’ouverture d’un showroom, fin 2022, dans le quartier d’Harajuku.
A Paris, la marque a déjà exploité un tel magasin, en septembre 2022. Neuf mois plus tard, rebelote. Cocktails, DJ, la marque promet de découvrir ses « nouveautés mode » en assistant à une performance de voguing, un style de danse urbaine, et en avalant une pâtisserie rose de Besties Bakery. Les fans se bousculeront, créant probablement des files d’attente. Tout sera visible sur le réseau social TikTok, grâce aux vidéos des accros qui, souvent, retournent les étiquettes devant leur caméra en criant « Waouh, pas cher ! »
Ce nouveau « coup de com’ » agace Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin. Car Shein est devenu un poids lourd, un spécialiste du lot de quatre tops à 10,99 euros et du pantalon à 8,99 euros, grâce à une mode produite en un temps éclair et promue à outrance.
C’est l’œuvre d’un homme secret, Chris Xu, alias Xu Yangtian. Après avoir créé un site de vente en ligne, en 2008, à Nanjing, avec deux associés, Wang Xiaohu et Li Peng, ce spécialiste du référencement en ligne, formé à Washington, aux Etats-Unis, ou en Chine, selon des sources contradictoires, lance un site de robes de mariée sous le nom Sheinside.
« Consommer low cost n’est plus une maladie honteuse »
Très vite, M. Xu diversifie son offre à de l’habillement quotidien pour les femmes, les enfants, puis les hommes. En 2015, il raccourcit le nom en Shein. Deux ans plus tard, il déménage à 1 500 kilomètres du berceau de l’entreprise, à Guangzhou, gros bassin textile, et vend en ligne des articles produits en fonction des ventes. Ses sous-traitants emploient le logiciel maison pour « plus d’agilité et de réponse à la demande », précise une porte-parole.
La machine s’emballe en 2020. La crise due au Covid-19, qui, partout, impose des mesures de confinement et des fermetures provisoires de magasins de mode, stimule l’e-commerce. Le téléphone devient le vecteur numéro un de l’achat et l’application Shein fait mouche. Le chiffre d’affaires s’élève à 8,8 milliards d’euros en 2020, à 16 milliards en 2021 et à 30 milliards en 2022. Le site a presque doublé Inditex, groupe fondé en 1985, dix ans après la création de Zara, à la tête de 32,6 milliards d’euros de ventes en 2022. D’après le quotidien britannique Financial Times, son activité pourrait atteindre 53 milliards d’euros en 2025.
Aux Etats-Unis, la part de marché de Shein est de l’ordre de 50 % sur le segment de la fast fashion que labourent Zara, H&M, Forever 21 et Asos. Outre-Atlantique, elle devrait se renforcer, après l’inauguration de deux entrepôts à Whitestown, dans l’Indiana, et à Toronto, au Canada, fin 2022.
L’offensive de Shein est aussi brésilienne. Fin avril, le président de Shein Brasil a promis la création de 100 000 emplois, sous trois ans, dans les 2 000 ateliers textiles du pays. Au total, 148 millions de dollars (135 millions d’euros) seront dépensés pour les former à son logiciel de production en temps réel qui, à l’en croire, « réduit les déchets et les invendus ». L’entreprise y est présente depuis 2020. Elle y est la coqueluche des jeunes. Tout comme en France : d’après Kantar, en 2022, le site est le premier lieu d’achat d’habillement des 15-24 ans, avec une part de marché de 6,2 % des volumes d’achat, devant H&M.
Où s’arrêtera Shein ? Les temps lui sont favorables dans l’Hexagone. Car « consommer low cost n’est plus une maladie honteuse », rappelle Flavien Neuvy, directeur de l’Observatoire Cetelem. Dans les années 1990, le low cost était le propre de « ceux qui [n’avaient] pas les moyens ». Ce n’est plus le cas, ni à bord d’easyJet, ni dans les rayons de Lidl, ni en ligne. Le secteur de l’habillement est traversé par « deux injonctions contradictoires », nuance cependant M. Neuvy : celle de mieux consommer en achetant des vêtements durables et produits localement mais aussi celle de s’habiller et de se faire plaisir en dépit de la hausse des prix.
Laquelle l’emportera ? Le niveau de l’inflation est tel qu’il fait le lit du hard-discount, estime-t-il, dont celui de Shein. Au grand dam des militants de la cause environnementale ou des droits humains. Car Shein n’échappe à aucune des polémiques qui entachent la mode. Parmi elles figurent le recours au travail forcé des Ouïgours, en Chine, le non-respect des droits humains au sein des ateliers des sous-traitants, l’impact environnemental de vêtements en polyester et, bien entendu, le marketing qui incline à la surconsommation.
Expansion « déloyale »
Plusieurs associations ont dénoncé les travers de Shein. En Allemagne, Greenpeace a fait analyser 42 vêtements achetés en Autriche, en Allemagne, en Italie, en Suisse et en Espagne : 15 % d’entre eux contreviennent à la législation européenne sur les produits chimiques, selon l’association de défense de l’environnement. A Toulouse, devant le pop-up de Shein, Extinction Rebellion a manifesté pour rappeler combien le site polluait. Les médias se sont aussi emparés du sujet. Au Royaume-Uni, en octobre 2022, la chaîne publique Channel 4 a consacré un documentaire aux conditions de travail des employés de ses sous-traitants et à leurs journées de douze heures.
A tel point qu’aux Etats-Unis, en février, trois sénateurs américains ont questionné Shein sur le recours à du coton issu des camps de travail forcé du Xinjiang, en Chine. Certains élus européens sont aussi vent debout. Raphaël Glucksmann, député au Parlement européen (Alliance progressiste des socialistes et démocrates), a maintes fois vilipendé tout « ce que cache Shein ».
Le gouvernement français jure aussi être vigilant. Il le doit d’autant plus que la filière traverse une grave crise sociale, selon M. Rivoallan. Les emplois de Kookaï, de Pimkie et autres enseignes françaises sont menacés par l’expansion « déloyale » de Shein, avance le président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin. « Il est encore temps d’arrêter cette machine infernale », juge aussi Yohann Petiot, directeur général de l’Alliance du commerce.
Est-il possible d’arrêter Shein ? Dans les années 1990, les compagnies aériennes espéraient entraver les compagnies low cost, en raillant le manque de fiabilité de leurs appareils. Elles ont échoué. A leur tour, pour contrer Shein, les fabricants français empruntent ce chemin risqué. Fin 2022, la Fédération française du prêt-à-porter féminin a fait analyser plusieurs vêtements Shein par l’Institut français du textile et de l’habillement (IFTH), espérant aussi y déceler des entorses au règlement européen Reach sur l’utilisation de substances chimiques toxiques. En vain pour le moment.
Au printemps, d’autres échantillons ont été envoyés au laboratoire de l’IFTH. La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) s’est aussi penchée sur le sujet. L’Alliance du commerce milite désormais pour qu’elle enquête sur les promotions du site. Car, à en croire M. Petiot, son directeur général, Shein ne respecterait ni la « législation sur l’affichage des prix » ni « celle de l’appellation », en vendant prétendument des articles en cuir ou en laine.
Les professionnels français de la mode caressent toujours l’espoir d’interdire Shein dans l’Hexagone. Ou, à tout le moins, d’obtenir une décision analogue à celle qui entrave Wish. A la suite d’une mise en cause de la DGCCRF pour manquements graves sur la sécurité des produits vendus, le site de vente d’articles en tout genre est sous le coup d’une sanction qui, en théorie, le bannit des moteurs de recherche depuis 2021.
Accusations de travail forcé
Shein, désormais présent dans 150 pays, a bien conscience des menaces qui, partout, pèsent sur son activité. D’autant qu’elles pourraient compliquer son introduction en Bourse, annoncée depuis 2020 à Wall Street. Sa cotation pourrait battre des records. D’après Bloomberg, une levée de fonds d’avril 2022 auprès de Sequoia Capital China, d’IDG Capital et de Tiger Global Management a valorisé l’entreprise à 100 milliards de dollars.
En mars, selon Reuters, elle atteint 64 milliards de dollars. Une deuxième levée de fonds d’un montant de 2 milliards de dollars serait en cours, d’après l’agence d’informations économiques, qui a aussi affirmé qu’une cotation « au deuxième semestre 2023 » était en projet à Wall Street. Elle pourrait enrichir Chris Xu, dont le patrimoine atteint 10,5 milliards de dollars, d’après le magazine économique américain Forbes.
Des parlementaires américains s’inquiètent de cette arrivée sur les marchés financiers des Etats-Unis. Lundi 1er mai, vingt-quatre d’entre eux ont écrit à la Securities and Exchange Commission pour que le gendarme de Wall Street exige une enquête indépendante sur les accusations de travail forcé des Ouïgours, si Shein venait à être coté à New York. Mais le groupe récuse, « pour l’heure », un tel projet de cotation et assure ne pas avoir de « fournisseurs dans la région du Xinjiang ».
En dépit de ces dénégations, depuis des mois, un homme s’emploie à rendre le profil de Shein plus respectable. Il s’agit de Donald Tang, un Américain né à Shanghaï. Ancien banquier, il a été recruté fin 2022 au poste de vice-président. Depuis, il fait dans le roadshow. Il s’est rendu notamment en Suisse, au Forum économique mondial de Davos, le 16 janvier.
Quelques jours plus tôt, de passage à Paris, sur les conseils de son responsable des affaires publiques, il a sollicité un entretien au Monde. Interrogé sur son modèle, M. Tang répond, parfois avec agacement, pour souligner combien Shein produit seulement en fonction des commandes, audite ses sous-traitants et leur impose d’avoir recours à de l’énergie solaire ou renouvelable pour réduire de « 30 % ses émissions de CO2 d’ici à 2030 ». En avril, retour en Europe : il s’est rendu à Barcelone, au World Retail Congress, grand-messe consacrée à la distribution, pour assurer combien la responsabilité sociale et environnementale serait cruciale dans les dix prochaines années.
Mais rares sont les clients de Shein à s’en préoccuper. Marie NGuyen l’a constaté en mars, devant le pop-up ouvert à Lyon. « La plupart étaient là pour acheter le maximum de vêtements avec 50 euros », relève la fondatrice du site regroupant des marques écoresponsables, WeDressFair. Pour cette militante, les autorités devraient répondre de deux manières : « la régulation publique » pour juguler le développement du modèle Shein et « la pédagogie pour apprendre aux Françaises à moins consommer ». D’après Refashion, l’éco-organisme de la filière textile en France, le nombre de vêtements et de pièces textiles vendus a atteint 3,292 milliards d’euros. Un record, grâce aux petits prix.
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