par Adrien Naselli publié le 3 mai 2023
«Parfois dans leurs yeux se glisse la tristesse /Alors ils viennent se chauffer chez moi /Et toi aussi, tu viendras.» L’amitié, une simple consolation face aux coups durs de la vie ?
Ces mots chantés par Françoise Hardy en 1965 cristallisent une vision anodine et tiède de ce lien affectif, déconnecté de tout ancrage politique et social. Mais après avoir été «longtemps marginalisée par l’amour, et dédaignée au profit de la famille dès le XIXe siècle, l’amitié connaît un sursaut», assure l’historienne Anne Vincent-Buffault, qui travaille au laboratoire de changement social et politique de l’université Paris-Diderot. Un phénomène visible dans les rayons des librairies, avec plusieurs livres en préparation, et la publication du médiatique essai du philosophe Geoffroy de Lagasnerie, 3. Une aspiration au dehors (Flammarion), dans lequel il décortique le sentiment qui le lie au sociologue Didier Eribon, auteur de Retour à Reims, et à l’écrivain Edouard Louis, auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule, formant un trio inséparable depuis une dizaine d’années. Dans S’engager en amitié (Ecosociété, «Radar»), la Québécoise Camille Toffoli lui confère un potentiel émancipateur et déplore : «Pour les adultes, les relations amicales sont présentées comme secondaires, presque optionnelles.» Elle souligne un manque criant de vocabulaire pour désigner l’amitié : «Je pourrais dresser une longue liste de toutes les configurations sexuelles et romantiques auxquelles on a donné un nom, écrit-elle. Avec les liens amicaux, c’est tout le contraire. Le mot amitié est utilisé pour désigner une diversité sans fin de rapports humains.»Même constat chez Lagasnerie, qui développe une conception de l’amitié comme «mode de vie» : «Faire de l’amitié un mode de vie ne veut pas dire ne pas pouvoir être amoureux et en couple : Didier et moi sommes en couple ensemble, Edouard est en couple de son côté», précise l’auteur de 42 ans. Le trio se voit le plus souvent possible, au point de synchroniser leurs déplacements. «Il faudrait 10 000 pages» pour raconter cette relation, estime Lagasnerie, qui fait le choix de la concision pour s’attaquer aux carcans de la société : travail, famille et patrie en prennent pour leur grade.
Geste de déstabilisation de l’ordre social
«Le monde social fonctionne comme un gigantesque mécanisme de dispersion des amis», affirme-t-il. La vie professionnelle et familiale met de fait les amitiés les plus solides à l’épreuve. Sans parler des pandémies : le philosophe prend pour exemple la gestion du Covid qui aurait dû l’empêcher de voir «Edouard et Didier» le soir du nouvel an – Lagasnerie et Eribon ne vivent pas ensemble. «La fête amicale a été considérée comme dispensable contrairement à la fête familiale», pointe-t-il. Pourquoi un ministère de la Famille et pas des Amis ? Pourquoi des allocations familiales ? Comment se faire excuser au travail quand il faut prendre soin d’un ami malade ? Peu de choses sont pensées pour celles et ceux qui vivent en dehors du cadre «familialiste» : les célibataires, les «sans-enfant». Des situations toujours décrites par la négative. «L’amitié comme mode de vie peut être un geste de déstabilisation de l’ordre social plus important que de faire une manifestation», expose Lagasnerie.
Ce texte a déclenché de nombreuses critiques dans la presse catho, à commencer par celle attendue de la journaliste du Figaro Eugénie Bastié qui tourne en dérision un «manifeste geignard et narcissique». Contacté par Libération, Geoffroy de Lagasnerie n’attendait pas autre chose des défenseurs de la famille traditionnelle, à l’heure où la Manif pour tous se renomme en Syndicat de la famille. «On a accusé les couples de même sexe de vouloir détruire la famille lors du vote de la loi et, dix ans plus tard, quand je dis qu’il faut vivre en dehors des modèles familiaux, on nous accuse encore de vouloir détruire la famille. Le point névralgique de ces réactions est une allergie aux discours gays. La critique de l’ordre familial a par ailleurs été oubliée par la gauche radicale», tacle-t-il au passage. Contrairement à la cellule familiale, la relation amicale, pour Lagasnerie, «ouvre un espace de conquête possible par rapport aux si nombreuses limitations, privations, restrictions que chacun rencontre au cours de sa vie et qui peuvent la rendre si misérable, si monotone».
Un jusqu’au-boutisme amical qui évoque d’autres relations illustres, à commencer par Simone de Beauvoir décrivant dans sa correspondance avec Maurice Merleau-Ponty le lien qui les unissait à Elisabeth Lacoin (Lettres d’amitié. 1920-1959, Gallimard, 2022) : «Quand nous avons été dans la barque ensemble, Elisabeth, vous et moi, cela a été si fort que pour un peu j’aurais pleuré. Jamais je n’avais senti aussi fort combien notre amitié est une chose merveilleuse.» Autre temps, autres mœurs, mais même «vie-à-trois» rassemblant un couple et une tierce personne. Dans la vie intellectuelle avant Lagasnerie, bien d’autres ont théorisé l’amitié, mais jamais sous une forme aussi radicale, comme le confirme l’historien François Dosse, qui creuse ces relations dans Amitiés philosophiques (Odile Jacob, 2021). Sartre et Beauvoir ? «Je mettrais leur relation ailleurs. C’est avant tout un couple…» rappelle l’historien. «Que saurions-nous de la complicité entre Sartre et Beauvoir si celle-ci n’avait pas écrit ses Mémoires» ? interroge Lagasnerie dans son livre.
«J’appartiens plus à l’amitié qu’à l’université»
Amitié et engagement vont souvent de pair, comme le montre François Dosse. Pensons aux philosophes Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, cofondateurs du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie en 1949, mais aussi rivaux dans la course à la première place. «L’amitié peut traverser des épreuves, des divergences, des polémiques, comme Sartre et Aron qui sont opposés sur le plan politique. Vous trouvez ça dès l’antiquité chez Aristote, Platon, Cicéron… La vertu amicale est au cœur de la démocratie, mais elle implique le dissensus», expose l’historien.
L’amitié qui unit Eribon, Lagasnerie et Louis s’est publiquement tissée autour de luttes communes : contre la Manif pour tous, contre les politiques de Macron, avec le collectif Justice pour Adama, avec les gilets jaunes – une vie politique qui reste étonnamment en arrière-plan du livre du philosophe. Or, chez la philosophe Simone Weil, le véritable ami est celui avec qui l’on n’est pas d’accord – condition pour valider la «pureté» d’une amitié. Dans Amitié. L’Art de bien aimer (Payot Rivages, réédition 2016), elle écrit que «le simple fait d’avoir du plaisir à penser sur un point quelconque de la même manière que l’être aimé, ou en tout cas le fait de désirer une telle concordance d’opinions, est une atteinte à la pureté de l’amitié en même temps qu’à la probité intellectuelle. Cela est très fréquent. Mais aussi une amitié pure est rare».
Impure, l’amitié de notre trio apparemment d’accord sur tout ? Lagasnerie n’est pas vraiment sensible à la pensée weilienne. Il n’aime pas «les définitions abstraites de l’amitié. Bien sûr qu’elle repose sur des intérêts communs ! explique-t-il. C’est pas éthique, l’amitié. C’est local et sociologique. Ça fonctionne par meute, comme les loups». Pourtant, l’idée que l’on puisse porter une amitié durable à une personne ayant des opinions opposées aux siennes est largement entretenue dans la vie intellectuelle et politique française, encore aujourd’hui : dans En terrain miné (Stock, 2017), Alain Finkielkraut, farouche conservateur, et Elisabeth de Fontenay, plus progressiste, s’écharpent. Mais ils le font au nom d’une amitié qui dépasserait tous les clivages. Le leader de Reconquête, Eric Zemmour, étale dans son dernier livre l’«amitié intellectuelle» qu’il aurait entretenue avec Jean-Luc Mélenchon, ce que l’ex-leader de La France insoumise nie en bloc.
Aidés par les réseaux sociaux, les militants n’hésitent plus à afficher leurs liens d’amitié, comme la militante écologiste belge Adélaïde Charlier avec la Française Camille Etienne. Lagasnerie, lui, n’en a jamais fait mystère – ce qui n’empêche pas «d’intenses débats» avec ses amis, nuance-t-il. En 2014, avec Edouard Louis, il publiait un texte appelant à boycotter les célèbres Rendez-vous de l’histoire de Blois. En cause : la conférence inaugurale tenue par Marcel Gauchet dont ils dénonçaient des positions conservatrices. S’en est suivie une longue polémique. Le journaliste Pierre Assouline, prenant position pour Gauchet, prévenait sur son blog : «On débattra, d’autant que le rédacteur en chef de la revue le Débatne manque pas d’amis.» Une manière, consciente ou non, d’insister sur le rôle central de l’amitié dans le débat d’idées. Et la solidarité qui la sous-tend des deux côtés.
Pour Libération, Lagasnerie développe cette dynamique : l’amitié permet selon lui «une forme d’autonomie par rapport aux institutions. Lutter, c’est se fâcher avec des gens dans le champ culturel, universitaire, politique. Beaucoup ont peur de se couper d’espaces de sociabilité, de reconnaissance, de titres, ce qui les conduit à une forme de collaboration avec les institutions. J’appartiens plus à l’amitié qu’à l’université», conclut-il.
«Famille choisie»
Une vision que ne renierait pas Alice Coffin, candidate aux sénatoriales à Paris, bien qu’elle ait toujours intimement mêlé amitié et manifestation. L’autrice du Génie lesbien a cofondé ou assidûment fréquenté de nombreux mouvements et associations comme La Barbe (pour la parité), le collectif OuiOuiOui (pour la PMA) ou encore l’Association des journalistes LGBT. «A chaque fois, ça partait d’une bande d’ami·e·s ! assume-t-elle volontiers. Il y a dans le militantisme LGBT une colère et une joie mélangées.»
Pour l’historienne Anne Vincent-Buffault, «le féminisme et les mouvements gays et lesbiens nous ont fait changer de paradigme. Depuis l’anarchisme, aucun mouvement n’avait opéré une telle influence sur la représentation de l’amitié». L’essayiste Camille Toffoli fait sienne la notion de «famille choisie», une idée remise au goût du jour et exposée dans un séminaire proposé par cinq étudiantes à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, «Amitiés entre femmes», dont la dernière séance se tient ce jeudi 4 mai. Les normaliennes appuient notamment leur argumentaire sur l’étude anthropologique Families We Choose : Lesbians, Gays, Kinship de Kath Weston. «Les familles choisies qui se forment à la fin des années 80 dans la baie de San Francisco sont composées d’ami·es ainsi que d’actuel·les et d’ancien·nes amant·es et amoureux·ses, principalement des personnes non hétérosexuelles qui s’autodéfinissent indifféremment comme des ami·es et des parent·es», expliquent-elles.
Si Lagasnerie refuse de «coloniser» l’amitié avec le lexique de la famille, impossible en le lisant de ne pas penser à la «grande famille» qui s’était constituée autour de Michel Foucault, auquel Didier Eribon a consacré une biographie – une histoire aussi racontée par Mathieu Lindon (journaliste à Libé), dans Ce qu’aimer veut dire. Dans cette histoire, les gays ont largement fissuré la frontière entre amour et amitié. Déjà en 1925, un numéro d’une des premières revues homosexuelles recensées en France, interrompue par une condamnation judiciaire, s’appelait «l’Amitié». La fable politique de l’Américain Larry Mitchell, les Pédales et leurs ami·e·s entre les révolutions (1977), paraîtra pour la première fois en français le 26 mai aux Editions du Commun et des Grillages.
Mais si 3 raconte bien l’amitié entre trois hommes gays, Lagasnerie n’en fait pas un aspect central : une hétérosexuelle célibataire sans enfant peut être plus proche de lui qu’un gay marié avec enfant, avance-t-il. Avant d’opérer un ultime renversement : «Ne serait-il pas plus intéressant d’essayer d’amicaliser l’amour – de vivre les relations amoureuses sur le modèle de l’amitié ?» «An army of lovers cannot lose» («une armée d’amants ne peut pas perdre»), disait un slogan des premiers mouvements de libération gay.
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