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mardi 2 mai 2023

Patriarcat A l’état civil, les mères se refont un nom

par Marlène Thomas   publié le 28 avril 2023

Entrée en vigueur en juillet, la loi facilitant le changement de nom, forte de plus de 40 000 demandes, bouscule un véritable totem patriarcal, malgré des réticences intrafamiliales parfois vives et des blocages administratifs persistants.

Elle l’a d’abord proclamé sur les réseaux sociaux. Encore mineure, face à l’impossibilité de se défaire du nom de ce père démissionnaire, des stigmates des violences psychologiques subies, Sirine Sehil utilise les canaux d’Internet pour remplacer son patronyme par le nom de sa mère. «Je voulais que son nom soit attaché à ma réussite», appuie-t-elle. Juriste et militante féministe de 25 ans, elle a dû franchir de multiples étapes – demander à la fac d’utiliser son matronyme, le faire ajouter en nom d’usage (mais seulement en complément de son nom de famille) – avant de pouvoir balayer définitivement le nom de son père. Depuis le 2 septembre, jour du rendez-vous de confirmation de son nouveau nom, elle se sent enfin en phase avec elle-même.

Après l’entrée en vigueur d’une procédure simplifiée le 1er juillet 2022, 40 000 personnes ont, comme elle, entamé un changement de nom de famille, selon des données du ministère de la Justice publiées au 1er janvier. Un succès pour ce texte poussé par l’association Porte mon nom, avec l’appui du collectif féministe Georgette Sand. «Avant cette loi, il y avait environ 4 000 demandes à la chancellerie par an, 1 500 étaient étudiées et les autres rejetées», retrace le député Renaissance Patrick Vignal, qui a porté la proposition de loi, soutenue par le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti. Sirine Sehil résume le statu quo ayant prévalu depuis le XVIIIe siècle : «On vivait dans un pays où il était plus facile de prendre le nom de son mari que le nom de sa mère.» Toute personne majeure peut désormais changer son nom de famille, une fois dans sa vie, par simple déclaration à la mairie. Il peut s’agir de remplacer le nom du père par celui de sa mère (et vice-versa) ou d’accoler les deux. Le changement entre en vigueur après un mois de réflexion. Un deuxième volet permet à l’un des parents d’adjoindre son nom à titre d’usage à son enfant mineur, dont le consentement est réclamé dès 13 ans, en informant le deuxième parent, mais sans avoir besoin de son accord.

Avec 22 % des Français intéressés par la procédure, selon un sondage Ifop de février 2022, cette loi vient bousculer un totem patriarcal : la primauté patronymique. Selon l’Insee, sur les 753 383 bébés nés en 2019, 81,4 % portent le nom du père, 6,6 % celui de la mère et 11,7 % un double nom. Et ce, plus de vingt ans après le vote de la loi du 4 mars 2002 ouvrant ce choix aux parents. Jusqu’en 2013, en cas de désaccord, l’administration tranchait toutefois en faveur du père. Depuis, le standard reste le double nom avec ordre alphabétique. Le patronyme apparaît toujours comme le pendant du «masculin l’emporte sur le féminin» de notre grammaire, soit un standard considéré comme neutre. Si les actrices et acteurs de la nouvelle loi de 2022 dressent un bilan «globalement positif», au sein des foyers il n’est pas rare que ces requêtes interpellent, questionnent voire irritent. «La plupart des réfractaires ne voient surtout pas l’intérêt. Mais on a aussi reçu des mails incendiaires de menaces», rapporte la fondatrice de Georgette Sand, Ophélie Latil.

«Une punition»

Sirine Sehil se souvient que son père a «pété un câble» dès l’ajout de son matronyme à titre d’usage il y a six ans. Bousculée dans ses habitudes par ce changement définitif, c’est cette fois-ci sa famille maternelle qui a exprimé des réticences. A commencer par sa grand-mère, pétrie d’un schéma plaçant le père en absolu : «Elle m’a dit “ton père c’est ton père et ce n’est pas bien de changer de nom”.» Son oncle craint un effet domino. «Il m’a dit “si demain je me prends la tête avec mes enfants, je n’ai pas envie qu’ils changent de nom”».

Cette intime conviction de ne pas se reconnaître dans son nom habite Marc Zerbola Challande depuis ses 17 ans. «Je suis né Challande mais ma manière de penser, mes choix, sont Zerbola. Un nom c’est une lignée, on a besoin d’avoir ce sentiment d’appartenance», déroule ce jeune de 25 ans en évoquant notamment les positions «machistes» de son père et leurs liens rompus depuis des années. Sa démarche s’est pourtant heurtée, dans un premier temps, à la réticence de la quasi-totalité de sa famille maternelle. «Tu es né Challande, il faut continuer comme ça», «un nom est juste un nom», minimisait son grand-père. Contacté par Libé, Lucien Zerbola Marmoux, 79 ans, concède : «Au début, ça m’a un peu choqué car j’étais embêté qu’il perde son nom. Ce n’est pas comme une femme qui veut reprendre son nom de jeune fille, là il change carrément d’identité.»

Des inquiétudes subitement levées lorsque le grand-père s’est aperçu que lui-même était concerné. «Quand il a dit “ça veut dire que moi aussi je peux changer de nom ?”, il était comme un enfant avec des étoiles dans les yeux», se remémore son petit-fils. Depuis, Lucien Zerbola Marmoux a ajouté le nom de sa mère (soit l’arrière-grand-mère de Marc) à celui de son père : «Je l’ai fait aussi en soutien à mon petit-fils mais aussi en hommage à ma mère. J’ai toujours voulu porter son nom, car je la trouvais beaucoup plus vaillante que les hommes, durant l’après-guerre qui était très dure.»

Faire tomber le patronyme de son confortable piédestal, c’est interroger l’ancrage de l’ancien pater familias. Michel Challande, 61 ans, nous explique voir dans la démarche de son fils Marc «un dénigrement de sa famille», y lit même «une punition». Ce nom est pour lui le fil infrangible tissant un lien entre le père et son enfant.«Il y a des choses qu’on ne peut pas changer, la femme a déjà porté le bébé, l’a mis au monde… Je trouve qu’on va trop loin. Le patronyme est symbolique, se transmet de génération en génération», juge-t-il.

Une impossible matrilinéarité

Ce statut de chef de famille, Katalyne Renneville l’a toujours perçu comme une «injustice». Depuis la séparation de ses parents, cette infirmière de 43 ans n’a plus aucun contact avec son père. Revêtir le nom de sa mère sonnait comme une évidence. Depuis début septembre, cette Réunionnaise remarque dans son entourage qu’on la «regarde un peu bizarrement quand [elle dit avoir] changé son nom. D’autant que j’ai remplacé celui de mon père par celui de ma mère, je sens que c’est un peu violent pour eux». Des réactions virulentes se sont aussi manifestées sur Facebook. «On m’a asséné “c’est le nom de ton grand-père, tu es stupide c’est aussi le nom d’un homme”. Je n’ai rien contre les hommes. Il faut bien qu’à un moment ça commence et qu’on ait, nous les femmes, un nom aussi.»

Cette nouvelle loi met à jour une impossible matrilinéarité (système de filiation reposant sur l’ascendance maternelle). «Les femmes se présentent souvent avec leur prénom car elles n’ont pas de mémoire matronymique. Elles sont passées systématiquement du nom du père au nom du mari. Avec cette loi, on recrée une image nouvelle dans la société», développe Ophélie Latil. Cette militante voit dans cette patrilinéarité «une hiérarchie des valeurs et une façon de confisquer le pouvoir. Si on ne raconte pas l’histoire de nos mères, qu’on ne les nomme pas, elles disparaissent». Cette hiérarchie, Katalyne Renneville l’a subie à la naissance de ses enfants. Elle voulait accoler les noms des deux parents. Mais épuisée par l’accouchement, elle cède lorsque celui dont elle est désormais séparée lui dit «on va se marier, tu porteras de toute façon le même nom». Regrettant amèrement, elle a entamé les démarches pour faire ajouter son nom à titre d’usage à ses deux ados.

A la naissance de sa fille il y a trois ans, Anne-Sophie s’est confrontée au même mur. «Pour lui, c’était la tradition. L’enfant devait porter uniquement le nom du père», raconte cette Dijonnaise de 24 ans, séparée depuis un an. Cette loi était l’occasion de «retrouver ce qu’on lui a enlevé». Informé de sa démarche, son ex l’accuse «de lui planter un couteau dans le dos». Ses espoirs s’évanouissent lorsque le 21 novembre, un peu plus d’un mois après son passage en mairie, un agent l’informe que son dossier a été rejeté au motif que «la préfecture réclame obligatoirement une lettre d’accord signée du père avec sa carte d’identité». Et ce, au mépris de l’article 1 de la loi, qui prévoit seulement d’en «informe[r] préalablement et en temps utile l’autre parent exerçant l’autorité parentale». A défaut d’obtenir ce papier, un jugement lui concédant l’autorité parentale exclusive (qu’elle n’a pas) lui a même été réclamé, là encore illégalement. En cas de désaccord, le parent peut toutefois saisir le juge aux affaires familiales. Les procédures de ce type se sont multipliées depuis juillet, relève le député Patrick Vignal.

Blocages administratifs

«Fatiguée du non-respect de la législation par les représentants de la loi», Anne-Sophie a abandonné ses démarches en mars. Les blocages intrafamiliaux se mêlent à des blocages administratifs. Un double filtre est constaté à la fois du côté mairies, chargées de saisir le dossier et de l’envoyer au Centre d’expertise de ressources et des titres, mais aussi des préfectures dont dépendent ces centres. Une liste d’une soixantaine de mairies où des refus ont été signifiés aux demandeurs a été dressée par Marine Gatineau-Dupré, fondatrice de Porte mon nom. Un relevé non exhaustif puisque ne sont recensées ici que les communes ayant, suite à l’appel du collectif, réglé les problématiques rencontrées par les demandeurs.«Enormément de communes ont fait défaut. Beaucoup n’ont pas lu la circulaire ou ne la comprennent pas», regrette-t-elle. La plupart des refus concernent ce non-respect de l’article 1. Une liste d’une dizaine de préfectures n’appliquant pas la loi a, elle aussi, été consignée. «Le principal problème vient des préfectures. Récemment, celle de l’Hérault a refusé dans une même fratrie l’ajout du nom de la mère à titre d’usage à un enfant et pas à l’autre», développe la militante. Patrick Vignal abonde : «Les préfectures disent être débordées, ne pas avoir assez de vacataires.»

Contacté, le service communication de la ville de Marseille – figurant dans cette liste – assure que «les services n’ont pas rencontré de difficultés particulières» à la mise en place. Libérationa pourtant eu accès à trois témoignages affirmant le contraire et à une lettre de la municipalité, datée du 12 août, réclamant bien cette autorisation du père pourtant illégale. Même topo à Orléans, qui s’est efforcé de nier tout blocage, avant de finir par reconnaître une fois confronté à un formulaire de rendez-vous réclamant toujours cet accord écrit du père : «Il y a eu un petit laps de temps où le fichier n’a pas été mis à jour mais au guichet jamais les autorisations n’ont été demandées depuis juillet.»

Vers un double nom par défaut ?

Pas mieux du côté des préfectures de l’Hérault et de l’Essonne qui blâment, elles, les mairies. Au centre dédié à Toulon, on plaide que «cette nouvelle législation génère une augmentation du nombre de dossiers devant être traités, dans un contexte de forte demande de titres d’identité et de voyage». Si la situation tend à s’améliorer, d’autres difficultés administratives se font jour. Non-application du nom d’usage dans les écoles et administrations, difficulté à récupérer un justificatif de domicile en cas de garde alternée, rétention des pièces d’identité des enfants par les pères pour éviter leur renouvellement… Une réunion au ministère de la Justice mi-décembre a étudié diverses solutions.

D’aucuns voient dans ces blocages un motif pour renforcer encore la législation. «Avoir le double nom va devenir une habitude», espère Marine Gatineau-Dupré. Elle défend l’idée d’un double nom par défaut à la naissance – et non automatique comme en Espagne où chaque enfant porte obligatoirement le nom du père comme de la mère – afin de garder la possibilité de se défaire de l’un des deux, notamment en cas de violences. Elle conclut : «C’est beau d’avoir le choix.»


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