par Théodore Laurent publié le 28 avril 2023
Des noms, des âges, ainsi que la cause du décès inscrits à la craie blanche sur des pancartes noires. Les raisons diffèrent mais l’endroit de la mort reste le même : le lieu de travail. Quelque 200 personnes se sont retrouvées ce vendredi devant le ministère du Travail pour protester contre «l’omerta» liée à ce fléau qui tue «deux personnes par jour». Syndicats et membres d’associations ayant perdu un proche réclament une augmentation des effectifs de l’inspection du travail et de la médecine du travail, une meilleure prise en compte des critères de pénibilité ainsi que des sanctions envers les entreprises qui ne respectent pas les normes de prévention. Une façon aussi de prolonger le mouvement contre la réforme des retraites.
Les discours d’Emmanuel Macron recrachés sur un rythme techno house par la sono contrastent avec les visages attristés de certains manifestants. Tous connaissent de près ou de loin au mois une personne décédée dans le cadre de son travail. Eric, a quitté son emploi de cariste dans le BTP pour se consacrer entièrement à son association «caristes en colère», suite à la mort de l’un de ses collègues sur un chantier en 2017. «Dans une profession où 70 % du personnel est intérimaire, cela a été difficile de se faire entendre, souffle-t-il. Grâce à l’association, on est désormais reçu par des représentants du ministère du Travail en compagnie des organisations patronales mais il y a un manque criant de véritables actions concrètes.»
Heureux d’être encore en vie
Même secteur, autre profession. Kanouté, 58 ans, maçon dans les travaux publics depuis 1981, s’insurge contre des entreprises «qui ne font rien pour la sécurité des salariés». «C’est paradoxal, on travaille pour gagner notre vie pas pour la perdre, lance-t-il, le visage las. Les grands groupes cherchent la rentabilité, le message qui nous est envoyé c’est «travaillez on s’en fout de vous !»» Son corps porte aujourd’hui les stigmates de plus de quarante ans de bouteille. Il s’estime heureux d’être encore en vie. «Mon meilleur ami a perdu son fils de 22 ans sur un chantier du Grand Paris à Gonesse (Val-d’Oise), raconte-t-il. L’entreprise ne l’a même pas appelé, il l’a appris sur les réseaux sociaux, c’est inadmissible.»
Selon les données de la Caisse nationale d’assurance-maladie, 645 personnes sont décédées, en 2021, à la suite d’un accident du travail. Un décompte forcément sous-estimé puisqu’il ne prend en compte que les salariés du régime général. Les fonctionnaires, les travailleurs détachés et les travailleurs non salariés à l’image des auto-entrepreneurs, sans oublier les sans-papiers, en sont exclus. Une étude de la Dares parue en 2016 démontrait que les ouvriers représentaient les deux tiers des accidents mortels.
«Effet cosmétique»
La sono s’estompe alors que les prises de parole s’enchaînent sur le boulevard des Invalides. C’est au tour de Véronique Millot, membre de l’association Stop à la mort au travail, un collectif de familles, de prendre la parole. Elle a perdu son fils Alban, le 10 mars 2021, le jour de son 25e anniversaire. Il a fait une chute mortelle en installant des panneaux solaires chez des particuliers. «Tous les membres de notre collectif partagent la même douleur. A cela, il faut ajouter toutes les démarches administratives et judiciaires que nous devons mener seul dans l’indifférence générale, relève-t-elle la gorge nouée. Dans tous les cas de morts au travail, c’est la recherche de rentabilité qui l’emporte sur la sécurité. Nous souhaitons mettre l’Etat et les entreprises devant leurs responsabilités. Des morts pourraient ainsi être évités.»
La route reste encore longue avant une potentielle décrue. La Confédération européenne des syndicats estime que 8 000 décès supplémentaires seraient à déplorer d’ici 2030, si la tendance 2010-2019 devait se maintenir. Malgré l’annonce gouvernementale d’inclure à son plan Santé au travail 2022-2025 un «axe transversal» consacré aux accidents graves et mortels, la réponse étatique est largement jugé insuffisante. Sophie Binet, la nouvelle secrétaire générale de la CGT, venue soutenir les manifestants dénonce «une énorme hypocrisie». «On parle de sujet sérieux donc on n’a pas besoin d’effet cosmétique, souligne-t-elle en appelant à rétablir les comités hygiène santé et sécurité au travail (CHSCT) supprimés par les ordonnances Macron de 2017. Au lieu de travailler sur ces questions de prévention, au lieu d’agir contre les accidents du travail et la mort au travail, le gouvernement et le patronat veulent nous imposer une réforme inique, nous imposer de travailler deux ans de plus, nous voler deux ans de vie.»
Thomas, représentant CGT au ministère du Travail, pointe le «manque de volonté politique» sur le sujet. Le jeune homme a rejoint la fonction publique il y a quatre ans, après des études en science politique. «[Le ministère du Travail] nous rabâche sans cesse que ce n’est pas le nombre d’inspecteurs qui compte mais la façon de s’organiser, affirme-t-il. Selon la norme de l’Organisation internationale du travail, il faut un inspecteur du travail pour 1 000 entreprises et 10 000 salariés. Dans mon secteur, je suis seul pour 1 300 sociétés et 17 000 employés. Même avec toute la bonne volonté du monde cela reste compliqué.»
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