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vendredi 5 mai 2023

Rapatriés de Syrie : “Ici, à l’hôpital Avicenne, nous travaillons pour que les enfants puissent parler de leur passé”

Par  Juliette Bénabent   Publié le 04 mai 2023

Le camp de Roj, dans le Nord-Est syrien, en février 2022. Une fois rapatriés, les enfants souffrent de problèmes de sommeil, d’appétit, et d’anxiété.

Le camp de Roj, dans le Nord-Est syrien, en février 2022. Une fois rapatriés, les enfants souffrent de problèmes de sommeil, d’appétit, et d’anxiété.  Photo Laurence Geai

L’hôpital Avicenne de Bobigny suit, dans un service de psychiatrie pluridisciplinaire, des enfants revenus de la zone irako-syrienne. Par le dessin et le jeu, ces petits patients tentent de surmonter leur passé. Émaillé de traumatismes.

Sur les feuilles blanches, deux monstres effrayants : un dragon avec des épines sur le dos, et un clown méchant, sourcils menaçants et regard noir. Leurs auteurs ont dessiné « ce qui les empêche de dormir », dans le bureau de Nicolas Bosc, psychiatre à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Au premier étage d’un bâtiment anonyme, ce service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent a reçu, depuis 2017, cent dix enfants revenus de la zone irako-syrienne, « avec une moyenne d’âge de 5 ans, précise son chef, le professeur Thierry Baubet. Tous ont été évalués pendant trois à six mois, quarante sont toujours en soins ici, les autres poursuivent leur prise en charge dans un autre département ». Les quatre petits-enfants de Charles, rentrés fin 2019, sont passés dans ces salles équipées de feutres, peluches, poupées, maquettes de maisons…

Ici, il n’est question que de soin, aucun juge n’a accès aux dossiers : « Nous ne sommes pas des auxiliaires de justice »,précise Thierry Baubet. Médecins, psychomotriciens, orthophonistes, psychologues ont appris à travailler avec ces nouveaux patients, pour qui « la durée et l’intensité de l’exposition au traumatisme sont déterminantes, c’est la base de la psychiatrie », et qui risquent de développer des troubles de l’attachement, d’avoir des difficultés de socialisation et d’apprentissage. Ils présentent des problèmes de sommeil, d’appétit, des symptômes d’anxiété et de stress post-traumatique… « Ils sursautent souvent au son d’un avion ou d’un gyrophare, cite Nicolas Bosc. Leur retard est considérable — certains, à 10 ans, ne savent ni lire ni écrire, mais ils sont avides d’apprentissages, de communication. Ils saisissent tout ce qu’on leur propose. » Avec eux, les soignants doivent se débrouiller avec des dossiers quasi vides. « On en sait très peu sur chacun, mais presque tous ont vécu des bombardements, des scènes de guerre, souvent la mort d’un parent, d’un frère ou d’une sœur, énumère Thierry Baubet. Sous Daech et dans les camps, les violences physiques, psychologiques, sexuelles étaient omniprésentes. »

Pour en savoir plus, des échanges en visio avec les mères incarcérées sont de plus en plus souvent organisés, grâce à des liens sécurisés fournis par les prisons. « Elles ne nous disent pas tout, car elles sont en attente de jugement », admet Thierry Baubet. « Même si l’enfant n’assiste pas à ces conversations, on lui en parle, et cela tisse des liens autour de lui, c’est très thérapeutique », insiste Nicolas Bosc.

Une fillette de 3 ans a dit qu’elle avait vu des gens, les yeux bandés, exécutés d’une balle dans la tête.

Nicolas Bosc, psychiatre à l’hôpital Avicenne

Quand l’histoire se révèle, c’est au fil des rendez-vous, par les dessins, le jeu. « Ils évoquent la mort, l’agression, la peur, le froid, la faim », poursuit-il. Ce ne sont pas des récits fluides, plutôt des images récurrentes : un corps pendu à un lampadaire, un cadavre de chat, un incendie dans une tente. Un bébé mort — le jumeau du garçon de 5 ans qui l’évoque. « Une fillette de 3 ans a dit, au bout d’un an de thérapie et après l’avoir d’abord mimé et dessiné, qu’elle avait vu des gens, les yeux bandés, exécutés d’une balle dans la tête. Nous n’interrogeons pas, nous accueillons ce qui vient. Pour les aider à élaborer leurs innombrables questions, et des hypothèses de réponses. » Car l’enjeu est là : « Leur histoire doit être dite, accessible à la pensée et reliée au présent, affirme Thierry Baubet. La considérer comme taboue serait très dangereux, cela les amputerait d’une partie d’eux-mêmes. Nous travaillons pour qu’ils puissent parler de leur passé, mais pas tout le temps, ni avec tout le monde. » Ces thérapies ont réservé des surprises : la religion et la politique s’y invitent souvent. « Des enfants de 7 ans affirment doctement que la Russie les protège, que les États-Unis ont volé les terres des Indiens et veulent diriger le monde, raconte Thierry Baubet. Ils arrivent très idéologisés, opposés à la musique, au sport, et évoluent peu à peu. Ils apprennent aussi un autre islam, souvent grâce à leur famille d’accueil, dont beaucoup ici sont musulmanes. »

Au début, Thierry Baubet a piloté « une équipe réduite, en quasi-secret. On avait peur du rejet, des discours haineux de l’extrême droite, de l’attention médiatique. Au fil du temps, on mesure l’évolution favorable des enfants, même si tous ne vont pas bien. Désormais tout le service participe ». Nicolas Bosc insiste : « Aucun de ces enfants n’a commis de violence contre autrui » — mais plusieurs ont été hospitalisés pour comportements suicidaires. Forts de leur expérience, ces soignants la transmettent désormais « dans des formations pour des collègues d’autres régions, ou dans des articles scientifiques », précise Thierry Baubet. Plus de cinq ans après les premières prises en charge, aucune n’a été officiellement clôturée. « Elles finiront forcémentSi on travaille bien, on aura construit une alliance assez solide pour que le soin psychologique soit une ressource. » Et bientôt, le service recevra peut-être des dessins plus joyeux que des monstres de cauchemars.

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