par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
publié le 29 avril 2023 à 6h51
Le terme «école» vient d’un mot grec qui signifie «absence d’occupation». En latin, le même concept était exprimé par le mot otium, «oisiveté», l’absence totale de négoce, d’affaires, de tâches, de commerce. L’école n’est plus cela depuis des siècles. C’est un espace où le savoir est un devoir, un métier, et où tous les savoirs doivent préparer les élèves au travail. Jamais l’école n’a eu besoin de revenir à l’idée exprimée par son nom même.
Nous vivons dans un monde où le travail disparaît. Pas seulement dans le sens où il devient de plus en plus une denrée rare. C’est surtout l’idéal du travail lui-même qui disparaît. Ce que l’on appelle aux Etats-Unis «la Grande Démission», le renoncement à faire du travail l’horizon définitif et exclusif de son identité, est désormais un phénomène omniprésent dans les sociétés occidentales. Il ne s’agit pas d’une lubie des jeunes générations : la richesse n’est plus produite par le travail, et le travail n’apporte plus la prospérité qu’il avait toujours promise. Tout emploi, toute occupation est devenue toxique parce qu’elle enferme l’individu dans une forme d’esclavage mal rémunéré.
Dans un tel contexte, il est plus qu’urgent de réformer l’école, toutes les écoles, mais surtout les universités. Tout lien avec le travail doit être rompu. L’école doit redevenir un espace où chaque métier est suspendu, chaque idée du monde remise en question, chaque savoir déconstruit et réformé.
Les universités devraient se contenter d’admettre que les connaissances dont nous avons hérité et que nous gardons comme des trésors ne nous permettent plus de nous orienter dans le monde. La planète que nous habitons a changé : la nature ne répond plus aux mêmes rythmes qu’autrefois, l’ordre géopolitique continue d’être bouleversé, les traditions culturelles ont été submergées par l’arrivée de nouveaux médias qui permettent à n’importe quelle idée de circuler instantanément et de ne vivre que lorsqu’elle circule. Au lieu de continuer à s’illusionner sur l’existence d’une classe de connaisseurs du monde dont le rôle est d’initier les plus jeunes à l’expérience de la planète, nous devrions prendre conscience que nous avons tous encore besoin d’étudier, et que la seule façon de le faire est de se réunir, régulièrement, et de produire collectivement des connaissances.
Les universités doivent changer la forme de la production du savoir
Il ne doit plus y avoir d’un côté les professeurs et de l’autre les étudiants : il n’y a que des étudiants, dont certains peuvent être plus expérimentés que d’autres et qui prennent la responsabilité de l’étude collective. Nous devons également cesser de considérer l’université comme le lieu où les générations se séparent, où les vieux enseignent aux jeunes. Les universités doivent devenir l’espace de mélange des générations, l’exercice de leur apprentissage mutuel des choses qu’elles ne connaissent pas encore.
Elles doivent changer leur rythme. Se voir deux heures par semaine était peut-être une mesure appropriée il y a vingt ans : en une semaine, il ne se passait rien, et surtout les informations reçues ou produites avaient le temps de se décanter. Une semaine aujourd’hui correspond à trois mois il y a quelques années : les tsunamis d’informations et d’expériences qui nous submergent chaque jour rendent le rythme hebdomadaire complètement désuet. Il faudrait se voir pendant une semaine entière, tous les jours, huit heures par jour pour avoir une expérience significative d’un point de vue humain et cognitif.
Elles doivent changer la forme même de la production du savoir : nous devons abandonner le fétichisme des mots qui a transformé toutes les universités en temples où l’essai avec notes de bas de page est la seule forme d’expression de la vérité. Nous vivons en consommant des images et en communiquant à travers des images : il est impératif que les universités reconnaissent que tout objet est capable de transmettre la vérité et qu’une performance, une pièce de théâtre, un jeu vidéo, une photographie, un film, une vidéo ou une œuvre plastique ont le même pouvoir et la même précision qu’un paper académique.
Nous devrions enfin nous débarrasser de la plus stérile des structures : la division entre les sciences humaines et les sciences naturelles, l’illusion que l’étude de la nature (êtres vivants, physique, chimie, informatique, mathématiques) implique un regard différent sur l’humanité et son histoire. L’être humain n’est pas une sphère séparée du cosmos. Nous sommes faits de la même matière que le cosmos. Et inversement, obliger ceux qui étudient les mathématiques ou l’informatique à ne rien savoir de la littérature, ou continuer à penser que ceux qui étudient la sociologie peuvent se passer d’une idée précise de ce qu’est l’acide désoxyribonucléique, c’est une forme de snobisme du XIXe siècle que nous ne pouvons plus nous permettre.
Fermons les universités actuelles. Créons de nouvelles écoles. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons à nouveau nous orienter sur cette planète.
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