par Frédérique Roussel publié le 27 avril 2023
On connaît cette anecdote de l’homme qui sort de chez lui acheter des cigarettes, et qui ne revient jamais. On en donne en général une explication simple : l’addict au tabac voulait en réalité changer de vie. Compter pour personne ouvre sur un même type de disparition volontaire, mais bien plus magistrale. Un homme qui habite en couple à Londres prétexte un voyage et, sans explication, prend un logement dans le même pâté d’immeubles que sa propre maison. Il vit là pendant vingt ans, dans l’ignorance de ses proches. Un soir, il repasse le seuil de son foyer, comme s’il s’était absenté la veille, et redevient «un époux aimant jusqu’à la mort». Cette histoire est relatée par un narrateur qui a lu ce fait divers autrefois dans «Wakefield», un conte de l’écrivain américain Nathaniel Hawthorne publié en 1835. Il conclut par cette phrase si juste et si vertigineuse : «Au milieu de la confusion apparente de notre monde mystérieux, les individus sont si bien ajustés à un système, et chaque système à un autre, et le tout ensemble, qu’en faisant un moment un pas de côté, un homme s’expose au risque terrible de perdre sa place à jamais. Comme Wakefield, il pourrait devenir, pour ainsi dire, le Paria de l’Univers.» Sauf que la disparition dans le cas de Wakefield était provisoire, il finit par rentrer au bout de vingt ans à l’image d’Ulysse, «un des tout premiers disparus», qui part et qui revient. Dans son essai, Daniel Heller-Roazen, professeur de littérature comparée à l’université de Princeton et traducteur de Giorgio Agamben, traite des «non-personnes». Il faut prendre le Compter pour personne du titre sur un mode mathématique et non affectif.
«Des diagonales imprévues»
Qu’est-ce qu’une non-personne, «autre manière de ne pas être quelqu’un, qui n’est possible qu’aux êtres humains» ? Trois sortes, développées en trois parties, sont distinguées. «L’absent, l’individu diminué, le défunt : tous sont des non-personnes dans un sens qui mérite d’être élucidé», dit Daniel Heller-Roazen, en introduction de cet ouvrage à l’angle original, comme ambitionne d’en publier la collection «Terrains philosophiques», avec des textes entre autres qui tracent «des diagonales imprévues entre des domaines de la réflexion habituellement séparés». Au-delà de la philosophie, Daniel Heller-Roazen brasse les disciplines (philologie, droit, littérature, théologie, anthropologie, arts plastiques…), les époques et les traditions linguistiques, tout en emmenant le lecteur à découvrir avec une brillante générosité des pans de la culture qui depuis longtemps ont caractérisé les «absents» et à réfléchir sur les droits fondamentaux des personnes.
Le premier type de non-personne a trait à l’histoire du début : un individu qui quitte son lieu d’habitation et ne revient pas, disparition non résolue, car est-il vivant ou mort ? Les législations finissent par lever le doute en prévoyant que l’absence au bout d’un certain nombre d’années aboutisse à une déclaration ou à une présomption de décès. La littérature en revanche – le livre regorge de lectures brillamment commentées – peut faire parler les absents, imaginer des retours, des formes de résurrections : «Les personnes disparues accomplissent ce qu’elles ne sauraient faire dans la vie ou dans le droit : elles parlent, et parlent pour elles-mêmes.» Que ce soit dans le Colonel Chabert de Balzac, la nouvelle «Le Retour» de Maupassant, «La mort d’Olivier Bécaille» ou «Jacques Damour» de Zola, Feu Mathias Pascal de Pirandello ou encore dans le posthume Amerika de Kafka. L’Etrange Histoire de Peter Schlemihl de Adelbert von Chamisso concentre en particulier l’attention de l’auteur. Peter Schlemihl est chassé de la société pour avoir perdu son ombre (vendue en fait). Thomas Mann aura cette lumineuse exégèse dans un essai de 1911, l’ombre est devenue «le symbole de la solidité bourgeoise et de l’appartenance à l’humanité».
Des prospectus portant la mention «Wanted»
Un des aspects intéressants creusé dans le fourmillant Compter pour personne concerne l’histoire de l’image visuelle et les effigies. La disparition d’un être humain peut donner lieu à des représentations et des formes nouvelles, qui tâchent de rendre des absents présents. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, on voit fleurir des prospectus portant la mention Wanted. Le propos part de la mythologie grecque à ce procédé d’affichage. «Des “statues sans regard” qui hantent Ménélas aux figurines faites “en bois ou en terre” conformément à la loi sacrée de Cyrène, des personnes peintes qui, dans l’infamie de leurs crimes et de leurs châtiments, étaient exhibées dans le centre de Boulogne, de Reggio et de Florence, aux poupées de bois et de son qui servirent les desseins judiciaires du droit moderne, un processus régulier de substitution peut être observé : un double est fabriqué à la place de la personne absente, et soumis à des rites et des procédures établies.»
La deuxième variété de non-personnes est celle qui reste physiquement dans la société mais dont les droits sont réduits. «Ce sont des gens salis et dégradés, qui peuvent être considérés comme morts, même de leur vivant.» Elles sont des non-personnes par «amoindrissement», «un corps vivant reste présent, mais son droit à être représenté diminue». Il peut s’agir de femmes, d’enfants, d’étrangers, d’ennemis, d’esclaves, mais aussi de ceux dont les droits sont diminués, comme les émigrés bannis et «civilement morts» sous la Terreur. «Les Etats modernes sont peuplés de personnes civilement diminuées.» Une personne peut être traitée «comme une non-personne», selon Erving Goffman, «c’est-à-dire comme quelqu’un qu’il n’est pas besoin de prendre en considération». Les morts constituent une dernière catégorie, avec en poupe la figure du chasseur décédé, Gracchus, qui apparaît en fragments chez Kafka, et qui est «vivant par-delà la mort». Ce Traité des absents s’achève par une note gaie et révélatrice de l’attribution des positions par le hasard : les comptines pour enfants qui énumèrent, et éliminent dans la dernière rime «celui qui ne comptera pour personne».
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