par Julie Renson Miquel, Kim Hullot-Guiot et collage Frédérique Daubal publié le 24 avril 2023
Vérifier la dernière note de mathématiques de sa fille, suivre les dépenses de son fils, et pourquoi pas surveiller leurs déplacements, depuis son téléphone portable, entre deux consultations de sa propre boîte mail ou de l’appli météo : le geste est devenu si banal que de nombreux parents le font sans même y penser. Aujourd’hui, en moins d’une minute et quasiment en direct, pères et mères peuvent chaperonner, à distance, leur progéniture d’un simple coup d’œil sur leur smartphone. Ce, grâce à des outils – des espaces numériques de travail (ENT) fournis par l’institution scolaire, comme Pronote, aux applications bancaires, en passant par les traceurs GPS et autres logiciels espions – présentés comme des facilitateurs pour organiser la vie de famille et éduquer son enfant, mais qui accroissent aussi, de fait, la possibilité pour les parents de surveiller sans discontinuer leur marmaille. Ce qui n’est pas sans poser question, tant en ce qui concerne le processus d’autonomisation des enfants et adolescents que l’établissement d’un lien de confiance au sein de la famille, ou encore la possibilité pour les moins de 18 ans de construire un jardin secret. Le droit à la vie privée des mineurs – consacré par la Convention internationale des droits de l’enfant, adoptée aux Nations unies en 1989 et signée par la France en 1990 – ne trouve d’ailleurs, à ce jour, pas de traduction dans la législation française.
S’appuyant sur une étude mesurant l’impact de la crise sanitaire sur les comportements numériques des familles, publiée en 2022 en partenariat avec l’Union nationale des associations familiales et l’institut Ipsos, Thomas Rohmer, le fondateur et directeur de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique, le confirme : plus de quatre familles sur dix auraient installé un logiciel espion sur le téléphone de leur enfant, soit une progression de 70 % en deux ans. «Là, on ne parle pas de contrôle parental, mais de logiciels qui permettent par exemple de géolocaliser, d’écouter les conversations téléphoniques, d’explorer la photothèque, de lire des textos ou les messages sur les réseaux. Bref, un vrai outil d’espionnage», explique Thomas Rohmer, qui constate, lors des groupes de parole organisés par son association, un accroissement de l’anxiété parentale. «Cette angoisse est en train de redéfinir la parentalité en la réduisant à une fonction éducative qui se résumerait à l’évitement des risques pour les enfants, souligne-t-il. Elle n’est pas le reflet d’une réalité, elle s’appuie sur des analyses et des constats qui sont de l’ordre du ressenti, souvent véhiculés par la sphère médiatique, qui laissent supposer que l’on vivrait dans un monde plus dangereux qu’avant. Ce qui est faux, on est juste plus informé.»
«Injonction paradoxale»
Même sans prendre de mesure aussi drastique, tout parent est encouragé à suivre assidûment la vie scolaire de son enfant, en s’appuyant sur des outils comme Pronote (propriété du groupe La Poste), qui leur permet de consulter les notes, emplois du temps, devoirs à faire… sans avoir à fouiller dans son cahier de textes ou son carnet de liaison. Naâma (1), 16 ans, élève de seconde dans le XIIe arrondissement de Paris, est partagée : «C’est hyperpratique pour les devoirs ou pour savoir quels profs sont absents… Mais c’est relou parce que tes parents ont toutes tes notes, toutes tes absences, à la minute. Parfois, à midi, ils m’envoient un texto pour savoir pourquoi je n’étais pas en cours à 8 heures. Je dis que j’ai un problème de transport, ça passe en général, ou que le prof ne m’a pas acceptée en cours, ça, ça marche aussi ! sourit-elle. Mes parents ne m’engueulent pas trop sur les notes tant que j’essaye, mais d’autres parents pensent qu’un 10 /20, c’est la fin du monde ! Tu ne peux rien cacher, il n’y a plus d’intimité.» C’est aussi ce que constate Théo (1), 16 ans, scolarisé en seconde en Seine-et-Marne : «Pour ceux qui ont des bonnes notes, ça va, mais pour ceux qui en ont de mauvaises, ils savent [avant même d’arriver chez eux] qu’ils vont se faire défoncer. Après, en vrai, ça va, ils le prennent pas trop mal, ils ont l’habitude.»
«C’est très différent de présenter un bulletin ou une copie à ses parents, en ayant élaboré le discours qui ira avec, et de rentrer à la maison en sachant que ses parents ont déjà eu accès à la note. Ces espaces d’élaboration de la parole ont tendance à disparaître. C’est un problème car c’est aussi dans ces moments-là que se construit la confiance en l’autre», analyse le socio-anthropologue spécialiste de l’adolescence Jocelyn Lachance. De quoi troubler les rapports éducatifs. «Il y a des parents “control freaks” qui sont rivés en permanence sur les notes et ça peut donner une vraie pression, mais ça existait déjà avant d’avoir les notes en temps réel, remarque Laurent Zameczkowski, vice-président national de la fédération d’associations de parents d’élèves Peep. On a plutôt des remontées dans le sens inverse : les parents reprochent aux enseignants de ne pas assez utiliser l’ENT.»
«On est dans une injonction paradoxale : sois grand et autonome à l’école, mais en même temps, en fonction du parent que je suis, je peux être extrêmement intrusif dans la façon dont j’utilise l’espace numérique de travail. Il faut s’adapter au degré d’autonomie numérique de l’enfant et être au clair sur notre positionnement entre l’enfant et l’école, estime le président et porte-parole de la fédération de parents d’élèves FCPE, Grégoire Ensel. On sait aussi, par les enquêtes d’usage, que l’utilisation de Pronote par les parents diminue à mesure que les enfants avancent dans leur scolarité : au lycée, les parents ne le consultent presque plus, alors qu’au collège, il aide à accompagner son enfant dans son organisation, ses devoirs…»
Pour Valérie, la mère de Théo, Pronote a été en effet un moyen de se rendre compte en début d’année qu’il était un peu perdu. «Théo avait 16 de moyenne en troisième et arrivé en seconde, il me dit “t’inquiète, tout roule”. Mais je regarde sur Pronote ses premières notes et je vois que ça ne se passe pas si bien que ça, raconte-t-elle. Je comprends bien que disséquer une grenouille, c’est moins fun que de jouer à Minecraft… Pronote, ça a été un petit lanceur d’alerte. Grâce à ça, j’ai pu l’aider. Ça nous a permis de parler, de décontracter le truc, ça lui a redonné confiance.»
«Transparence»
Autre domaine dans lequel la possibilité d’une surveillance parentale permanente s’est accrue : celui de l’argent de poche. Si, il y a encore quelques années, les adolescents pouvaient disposer d’un compte bancaire et d’une carte de retrait sur lesquels les parents ou tuteurs avaient un droit de regard via le relevé de compte, il est désormais possible pour les adultes de recevoir en direct une notification sur leur téléphone dès que leur progéniture fait un achat ou passe au distributeur. C’est même l’argument commercial de certaines banques, qui vantent cette transparence instantanée comme un gage de réassurance. Terminée, la possibilité de sécher son cours de ukulélé et d’aller au fast-food sans se faire pincer. Exit, celle d’acheter un cadeau d’anniversaire à ses parents sans que ceux-ci ne soient illico au courant que Léa ou Djibril a dépensé 11,85 euros à Sephora ou à la Fnac. Ou celle de prétendre que l’on révisait chez un copain alors que l’on était en vadrouille – en témoigne ce retrait effectué à 15 h 57 dans une BNP à l’autre bout de la ville.
«Ce n’est pas vraiment un sujet de tension dans les familles contrairement à l’usage des réseaux sociaux ou de la drogue, tempère Caroline Ménager, fondatrice de Pixpay, une start-up créée en 2019 qui commercialise des cartes de paiement dédiées aux enfants à partir de 10 ans, couplée à deux applications (une pour les parents, l’autre pour l’enfant). C’est un contrat gagnant-gagnant car il répond à une vraie problématique de praticité et de sécurité. Le parent sait ce que son ado fait avec son argent, il peut à tout moment effectuer un virement sans avoir peur que son enfant se fasse voler ses sous. Et puis, la transparence est de 90 % – l’ado peut aussi décider de retirer de l’argent au distributeur s’il veut rester discret.» Même son de cloche chez Revolut, qui propose le même service… dès 6 ans. «Les parents peuvent fixer un jour de paye pour l’argent de poche, mettre en pause, récupérer l’argent… Le monitoring [soit, la supervision] est total, tout est sous contrôle, sous surveillance. On considère que les parents doivent garder la main, souligne Eliott Cohen, chargé de communication de l’application bancaire. Certes, il y a plus de contrôle, mais il y a aussi plus de liberté. Avant, pour faire des achats sur Internet, les enfants devaient demander la carte des parents, c’était galère.»
Une connexion permanente
Face à cette surveillance accrue, les adolescents développent des stratégies d’évitement. «Ici c’est simple, les élèves ne donnent pas les codes de monlycée.net, l’ENT de Paris, aux parents pour avoir la paix, illustre Camille (1), professeure principale dans un lycée professionnel parisien. Ils préfèrent cloisonner tout ce qui se passe au lycée et n’ont pas envie de se prendre une réflexion en rentrant chez eux sur telle note ou tel mot dans le carnet de Pronote.» Résultat, quand les parents sont convoqués, souvent pour un problème de comportement, ils tombent des nues en découvrant le nombre de mots laissés par les enseignants dans le carnet Pronote.
Depuis l’instauration de ces outils numériques, le rapport parents-profs a lui aussi évolué, pour le meilleur… et pour le pire. Joindre un professeur est devenu un jeu d’enfant grâce à la messagerie de l’application. «On ressent une intrusion récurrente dans notre métier de la part des parents très investis – je ne parle pas des autres pour qui ça n’a pas changé grand-chose –, c’est très désagréable, soupire Maxime Gomes, professeur d’histoire-géographie dans un collège en Côte-d’Or. On en parle beaucoup en salle des profs. On reçoit des messages sans arrêt, à n’importe quelle heure ou le week-end, sans formule de politesse. Certains pensent qu’on est à leur disposition. Les anciens profs nous disent qu’à leur époque, ils n’avaient pas ce sentiment de devoir sans cesse rendre des comptes aux parents.»
Pour déconnecter – que l’on soit prof, parent ou élève – il n’y a qu’une issue : lâcher son téléphone. «La contradiction est folle : on garde une sorte de cordon ombilical virtuel à des fins de réassurance en maintenant les enfants dans des univers hyperconnectés dont le ministère de l’Education dénonce lui-même les effets pervers à coups de campagne de com», s’agace Thomas Rohmer. «L’impact de la numérisation de l’éducation à des fins de simplification a engendré des effets pervers, acquiesce Yves Marry, délégué général du collectif Attention, composé d’associations engagées dans la lutte contre la surexposition aux écrans. De nombreux témoignages pointent ce problème de droit à la déconnexion. C’est le même sentiment qui mène au burn-out dans les entreprises.»
«Il serait temps de se poser la question du rapport coût-avantages sur le bien-être des familles. On aimerait qu’une réflexion politique soit menée», résume Yves Marry. En attendant que ce vœu se concrétise, sans doute serait-il judicieux, pour les parents qui aiment souvent à rappeler à leur progéniture qu’à l’époque de leur propre enfance, ils n’avaient pas accès à autant de technologies et qu’ils se débrouillaient très bien sans, d’en appliquer les enseignements pour leur propre usage…
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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