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lundi 24 avril 2023

Chronique «Ecritures» La vie secrète des livres, par Jakuta Alikavazovic

par Jakuta Alikavazovic, écrivaine  

Qu’arrive-t-il aux livres lus dans l’enfance et jamais rouverts ? Comment sont-ils assimilés dans l’organisme ? Pourquoi «Des fleurs pour Algernon» est devenu inoubliable…
publié le 21 avril 2023 à 18h30

On sait comment nous assimilons le calcium et le fluor ; on sait où, dans l’organisme, vont les minéraux essentiels et les métaux lourds ; mais qu’en est-il des histoires que nous avons aimées ? Qu’arrive-t-il, par exemple, aux livres lus dans l’enfance, et jamais rouverts depuis ? Je pense souvent à un bref roman américain intitulé Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, qui était au programme de je ne sais plus quelle classe, au collège. Je me souviens très bien de la couverture : une souris blanche (Algernon) face à un petit labyrinthe, de ceux qu’on utilise dans les expériences scientifiques – ce labyrinthe est à double entrée, et ses deux versants, celui de droite et celui de gauche, pratiquement symétriques (j’ai vérifié) représentent sans doute les deux hémisphères du cerveau humain. Même si cela, c’est l’adulte que je suis devenue qui le pense, et pas du tout la jeune fille que j’étais.

Dans le souvenir que j’ai du roman, un jeune homme présentant un handicap intellectuel (ce qu’on appelait à l’époque un «retard mental», je ne sais pas si ça se dit aujourd’hui) accepte une procédure novatrice qui lui permettra de décupler ses facultés cognitives. En bref, il deviendra intelligent. Comme la souris Algernon, cobaye dont la progression fulgurante encourage les scientifiques à tenter l’expérience sur un sujet humain. Charlie (j’ai dû aller vérifier le prénom) se porte volontaire. La procédure est un succès, les facultés intellectuelles du jeune homme se mettent à se développer. Bientôt il rattrape la plupart de ses congénères. Mais il ne se contente pas de les rattraper : il les surpasse. Son intelligence est remarquable. Il est devenu ce qu’on appelle encore, je suppose, un «génie». Et sa progression est évidente, sidérante, car c’est lui-même qui en rend compte : on suit l’évolution de ses capacités par le biais (mais ça, je n’ai pas vérifié) de son journal. C’est lui qui met en mots son expérience au fil du temps : son vocabulaire, sa syntaxe au départ simpliste, se mue progressivement en une pensée complexe, soudain consciente d’elle-même et de son passé – Charlie comprend rétrospectivement les moqueries dont il a été victime. Il comprend rétrospectivement avoir été rejeté toute sa vie. Et, de ce passé, il souffre au présent. Du moins est-ce ainsi que je m’en souviens.

La tragédie est toujours une affaire de contretemps

Le grand critique littéraire canadien Northrop Frye disait : la tragédie est toujours une affaire de contretemps. Ce qui est à strictement parler tragique, c’est ce qui arrive, bien sûr, mais c’est aussi (surtout ?) le moment où ça arrive – ou bien n’arrive pas. Ainsi, c’est parce qu’une lettre n’arrive pas à temps que Roméo et Juliette meurent. Et, pourrait-on dire, c’est parce que cette mort aurait pu être évitée que nous avons là une tragédie, au plein sens du terme. Des fleurs pour Algernon est une tragédie parce que Charlie, dont la seule amie est désormais Algernon, la souris blanche à laquelle il doit tout, remarque un jour que la petite bête se met à décliner. A régresser. A perdre ses moyens.

Ce qui est tragique, et qui m’a rendu ce livre inoubliable, c’est le contretemps : le moment où la version géniale de Charlie comprend que, dans le dépérissement de la souris, c’est son avenir à lui qui s’écrit. Il n’y a pas plus déchirant qu’une conscience face à l’inévitabilité de sa disparition. Et, bien sûr la phrase, la pensée si limpide, si subtile de Charlie se met ensuite à vaciller. On le voit décliner sous nos yeux, et c’est insoutenable. Enfin, dans mon souvenir.

Mais j’en reviens à ma question initiale. On sait, disais-je, comment on assimile le fer, les protéines ; on sait où, dans l’organisme, frappent les perturbateurs endocriniens ; mais qu’en est-il des histoires que nous avons aimées ? Qu’arrive-t-il aux livres lus dans l’enfance et jamais rouverts ?

Peut-être qu’ils vont dans nos yeux. Qu’ils modifient le regard que nous posons sur le monde. La manière dont nous voyons, dont nous interprétons certaines situations. Ainsi, à réalité égale, on pourrait comparer les mondes dans lesquels évoluent ceux qui ont grandi avec telle ou telle histoire – par «monde», j’entends non pas les faits, qui seraient les mêmes pour tous, mais la sensibilité à ces faits, la manière d’en faire sens. Tout ceci, je vous en parle parce que, face à la manière dont la réforme des retraites a été adoptée, en l’absence de cohésion et de consensus, j’ai repensé à ce livre de Daniel Keyes, ce livre si poignant où un esprit est face à sa propre dissolution. Et je me suis dit, précisément, la chose suivante : la Ve République nous fait une Algernon.


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