par Claire Moulène publié le 27 avril 2023
«Il a suffi qu’une caméra se mette en route pour la voir se redresser d’un coup.» La comédienne Micheline Presle, 100 ans cette année, est l’une des 80 résidents de la Maison nationale des artistes à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne), un Ehpad qui a pour particularité de n’accueillir que des plasticiens, cinéastes, musiciens ou comédiens. Comme la plupart de ses colocataires dont la moyenne d’âge avoisine les 88 ans, Micheline Presle est une «artiste jusqu’au bout», affirme le directeur François Bazouge, surpris et ému à chaque fois qu’il assiste à l’une de ces épiphanies passagères, à l’occasion d’un vernissage ou d’une présentation dédiés aux pensionnaires de cette maison de retraite pas comme les autres.
Arrivée il y a un an à Nogent, Jacqueline Duhême, à la vie longue comme un poème – elle est née en 1927 – a été une des dernières à en bénéficier. Son exposition, organisée en septembre au sein de l’établissement, a été l’occasion de redécouvrir le parcours hors norme de cette illustratrice à la touche allègre, qui démarra sa carrière comme préposée aux papiers découpés chez Henri Matisse, fréquenta Jacques Prévert, Maurice Druon et même Jackie Kennedy qu’elle met en orbite sur un tapis volant pour un reportage dessiné dans Elle. «Car j’étais aussi grand reporter, vous savez !» s’amuse la frêle dame, 96 ans, dont le pommeau de la canne canard-lapin nous télétransporte directement au temps des Surréalistes. Avec son discret insigne de Chevalier des arts et des lettres épinglé au gilet, Jacqueline Duhême ne dessine plus mais elle continue de valider les maquettes de livres qui lui sont consacrés. Elle parle de son cher Paul (Eluard), dont on comprend qu’elle fit plus que d’illustrer son Grain-d’Aile, et de Pablo (Picasso) comme si elle parlait de ses voisins de palier. Et fait peu de cas du boycott des jeunes femmes d’aujourd’hui qui trouvent le Minotaure infréquentable. Elle, n’a jamais eu à souffrir d’être une femme.
Pension atypique
Mais à Nogent sur Marne, on trouve aussi régulièrement quelques femmes restées dans l’ombre de leurs artistes d’époux. C’est le cas de la peintre Myriam Bat-Yosef qui en 1964, après dix années de vie maritale, a fait le choix de divorcer d’Erró, chantre de la figuration narrative, pour se consacrer à sa carrière. Restée malgré tout dans l’angle mort d’une histoire de l’art trop longtemps écrite au masculin, elle tient sa revanche à l’été 2018, à l’âge de 87 ans, lors du vernissage de son exposition ici à la Maison nationale des artistes auquel elle ne manque pas de convier son ex-époux. «Je lui ai demandé si elle connaissait bien Erró, je ne savais pas qu’il était le père de sa fille !» s’amuse aujourd’hui Laurence Maynier, la directrice de la Fondation des artistes qui «[les] soutient, du début à la fin de leur carrière» à travers des résidences, des bourses ou des expositions, mais aussi l’administration de deux legs dont elle a la charge, notamment celui un peu particulier des sœurs Smith.
Les sœurs Smith, Jeanne et Madeleine, peintre et photographe philanthropes, ont, à leur mort, fait don d’un domaine de dix hectares à la ville de Nogent-sur-Marne à condition que l’un de leurs châteaux soit transformé en Maison de retraite pour artistes. Vœu exaucé au sortir de la guerre, en 1945. Il revient alors au peintre Maurice Guy-Loë de diriger cette pension atypique. «Une maison de retraite voulue par des artistes, pensée par des artistes pour des artistes, ça fait toute la différence», résume Laurence Maynier. Lorsqu’on franchit le seuil de cet établissement agréé, on est en effet bien loin du scandale Orpea qui en 2022 révélait les dérives du groupe privé. Situé en plein cœur de la ville francilienne, mais cohabitant en arrière-plan avec un immense parc boisé qui s’étend jusqu’à la Seine ainsi qu’un centre d’art contemporain, 75 ateliers réservés aux artistes émergents et une bibliothèque, la Maison nationale des artistes peut aussi compter, entre ses murs, sur une équation sans équivalent dans les Ehpad français : où le parquet point de Hongrie, les tableaux de maître, cheminées en marbre et autres pianos à queue l’emportent sur les rampes de sécurité et le lino d’hôpital.
Projection de films et ateliers d’écriture créative
Au premier étage, où sont réunis les locataires nécessitant le plus de soins médicaux, on croise néanmoins quelques résidents un peu hagards agglutinés devant le seul écran présent dans les parties communes. La scène, banale dans la plupart des Ehpad, permet de ne pas oublier qu’ici comme ailleurs, on a affaire au très grand âge dont l’une des anciennes résidentes, la téléaste Lise Déramond-Follin, grande figure de la télévision française époque Averty, coréalisatrice de Dim Dam Dom ou du Courrier des Shadoks, avait livré un récit aussi tendre que grinçant dans un livre paru en 2019. Passée un temps par l’établissement de Nogent, elle préparerait un nouveau roman au titre tout aussi décapant : Gériatric Blues.
Un étage plus bas, autre ambiance dans la salle du goûter dotée d’un bar, un vrai : «On est probablement le seul Ehpad de France à disposer d’une licence IV !» s’amuse le directeur. Et de fait, si l’anisette ne coule pas à flot tous les jours, les rencontres entre résidents mais aussi avec les visiteurs extérieurs prennent au comptoir une tout autre allure. On y croise Martine Martel, carré blanc impeccable, «emballée» par cette maison après la visite autrement plus sinistre d’un Ehpad de Cancale où elle résidait jusqu’au décès de son mari. «Ça m’a fait dresser les cheveux sur la tête», s’emporte soudainement la calme nonagénaire qui en quelques minutes vient de dérouler son enfance dans l’Ouest parisien, ses études de propédeutique, son expatriation à Dakar et sa carrière de légendiste pour les encyclopédies Bordas. «Nous aussi avons d’abord fait le tour des établissements parisiens», raconte de son côté Rachel Arditi qui vient de consacrer un livre de fiction à son père, le peintre Georges Arditi, et son facétieux Alzheimer, résident à Nogent de 2008 à 2012. «Nous avons choisi Nogent qui était loin pour nous tous mais où le parc sauvait les meubles !» raconte encore celle qui garde un bon souvenir de cet établissement qu’elle a depuis souvent recommandé.
Martine Dubilé, 74 ans, plus jeune résidente des lieux et «séquestrée volontaire» comme elle dit, a vu un AVC la priver de l’usage d’une partie de son corps. Un drame pour cette peintre très physique, dont les tableaux consistants comme des sculptures, cerclés de cadres qu’elle fabrique elle-même, sont actuellement exposés. Elle, cherche à partir, même si, avec un humour ravageur qui ne la quittera pas, elle concède, clope au bec sur la splendide terrasse qui surplombe le parc, qu’«ici, on s’emmerde chiquement».
«On s’emmerde chiquement» mais surtout, en sus d’un accompagnement médical semblable à celui d’un établissement lambda, on peut jouir d’un programme culturel que l’on rêverait de voir transposé ailleurs. En plus des animations classiques visant à stimuler la mémoire ou le toucher, une chargée des actions culturelles, Séval Özmen, accent venu de l’Est, voix qui porte, même aux oreilles les plus capricieuses, et énergie à revendre, propose quotidiennement ce qu’elle appelle «de grands moments de gymnastique de cerveaux». Soit des projections de films, des rencontres avec des artistes ou des historiens de l’art, des concerts, des lectures à haute voix, mais aussi un atelier «thé philo», des workshops d’écriture créative et des prêts de livres en partenariat avec la bibliothèque de Nogent.
«Nous sommes les anti-fossoyeurs»
Ce jour-là, les commissaires de l’exposition du centre d’art voisin, la Maba, elle aussi placée sous l’égide de la Fondation des artistes, sont venus présenter la genèse de leur exposition au titre volontairement suranné, «Paris peinture». La façon dont les artistes Nicolas Chardon et Karina Bisch rejouent les codes des avant-gardes en faisant poser de jeunes plasticiens, en noir et blanc, façon Belle Epoque, semble parler à la salle. Un peu plus tôt dans l’après-midi, ceux qui le souhaitaient pouvaient également échanger avec la photographe Alexandra Catiere, en résidence pour un an à la Maison nationale des artistes. Arrivée avec un projet en tête, elle a très vite pris la tangente : «J’ai senti que j’arrivais après le traumatisme du Covid», commente cette photographe originaire du Bélarus mais installée à Paris depuis quinze ans. «J’ai beaucoup photographié les mains par exemple. Le toucher est indispensable.» «Dans mon processus, j’essaye aussi de ne jamais les instrumentaliser», commente encore la photographe en égrenant de minuscules portraits de dos. Sur l’un d’entre eux, on croit reconnaître Madame Jourde, chignon tiré à quatre épingles, qui toutes les semaines commande un nouveau bouquet auquel elle se consacre la semaine durant, avec ses feutres et sa boîte d’aquarelle, le plus souvent dans sa chambre, et parfois à l’Académie, nom un peu pompeux pour le charmant petit atelier ouvert à tous, situé au premier étage.
«Nous sommes les anti-fossoyeurs», résume timidement mais fièrement le directeur de la Maison nationale des artistes qui a reçu l’agrément de transformation en Ehpad en 2002. Ouvert désormais, pour partie, aux Nogentais, il propose des tarifs qui ne sont pas beaucoup plus élevés qu’ailleurs, en moyenne environ 3 000 euros mensuels. Un coût loin, toutefois, de pouvoir être absorbé par une simple retraite d’artiste-auteur avoisinant en général les 600 euros. François Bargouze précise que ses résidents, comme ailleurs, peuvent bénéficier de l’allocation personnalisée à l’autonomie et que toutes les places sont habilitées à l’aide sociale à l’hébergement. Regrettant que l’on paye aujourd’hui trente ans de politique qui ont laissé dans l’angle mort la question pourtant cruciale du grand âge, il doit faire face, comme l’ensemble de la profession, à toujours plus de pressions liées à l’administration et à une certaine culture de la rentabilité, ainsi qu’à une addition de plus en plus salée en raison de l’inflation et coût de l’énergie. Mais avec un budget de fonctionnement de 3,5 millions par an, lui sait qu’il peut aussi régulièrement compter sur une rallonge de la Fondation des artistes. «Nous aussi avons pour objectif d’atteindre un équilibre budgétaire, rappelle Laurence Maynier, mais cette année encore, nous avons pu subvenir à hauteur de 200 000 euros aux besoins de l’Ehpad, et nous tiendrons bon sur le poste d’animation culturelle qui n’existe dans aucun autre Ehpad et qui fait toute la différence».
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