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lundi 24 avril 2023

Michel Pastoureau : « La rêverie, indispensable à la recherche »

Par (Collaborateur du « Monde des livres »)  Publié le 02 avril 2023

L’historien, explorateur de l’imaginaire et auteur de la célèbre série « Histoire d’une couleur », fait un retour sur soi et sur près de cinquante ans de carrière avec « Dernière visite chez le roi Arthur ».

L’historien Michel Pastoureau, au musée de Cluny, à Paris, en 2022.

Michel Pastoureau griffonne sans trêve les idées qui éveil­lent son imagination. L’historien médiéviste appelle cela, avec modestie, « rêvasser ». Une divagation qui peut prendre place n’importe où, même s’il a quelques endroits de ­prédilection, comme le jardin du Luxembourg, à Paris. Là, installé non loin du grand bassin et du kiosque à musique, à l’endroit même où il s’asseyait, enfant, avec sa grand-mère, il noircit au crayon les demi-feuilles dont il n’oublie jamais de se munir. « Les lieux font partie de la création, celui-là me stimule », ­confie-t-il au « Monde des livres », interrogé à ­distance.

Depuis toujours, cette vision de la recherche historique comme un acte de création s’accompagne chez lui du désir de diffuser le savoir au plus grand nombre. C’est ce que rappelle avec force son nouvel ouvrage, Dernière visite chez le roi Arthur, dans lequel il raconte comment, peu après son doctorat, il entreprit de publier son premier livre. Trouvant absurde de remiser sa thèse dans un tiroir, le jeune diplômé de l’Ecole des chartes parvint à surmonter sa grande timidité pour frapper à la porte des éditions Hachette et leur proposer son manuscrit. Il ne pouvait concevoir de ne pas partager sa passion pour le sens caché des couleurs et des créatures ornant les blasons des chevaliers du XIIe siècle.

Le jeune auteur mesura rapidement toute la distance entre les exigences de la recherche et les préoccupations commerciales des éditeurs. Il sut habilement en jouer, par exemple en choisissant pour titre La Vie quotidienne en France et en Angleterre au temps des chevaliers de la Table ronde, alors que, de la mythologie arthurienne, il était somme toute fort peu question dans ce texte paru en 1976. Car, dès ses ­débuts, Pastoureau a su faire ses choix d’écrivain et de chercheur selon ses goûts et ce qu’il souhaitait transmettre à ses semblables. C’est le sens de Dernière visite chez le roi Arthur : sous la forme joyeuse de souvenirs et d’anecdotes foisonnantes, une ferme ­défense et illustration de l’opiniâtreté historienne. C’est là sa principale recommandation à ses successeurs : il faut ­ « tenir bon », suivre ses inspirations sans jamais renoncer à son propre plaisir.

Les symboles chers aux gens du Moyen Age

Ce conseil, il le reprend de son maître et ami Jacques Le Goff (1924-2014), qui l’encouragea à explorer le champ de l’ima­ginaire, convaincu que les rêves, les superstitions et les croyances ne peuvent être opposés à la réalité factuelle – ils en font pleinement partie. Ainsi la mythologie arthurienne, inspirée de la chevalerie du XIIe siècle, influença-t-elle en retour durablement les valeurs et codes de l’aristocratie, tant celle-ci était imprégnée de la lecture de Chrétien de Troyes.

Très tôt, Pastoureau a choisi de faire porter ses recherches sur les symboles chers aux gens du Moyen Age. Spécialiste de l’héraldique, il a notamment mis en évidence l’importance des couleurs et l’évolution de leur signification. L’originalité de ces travaux a ouvert au jeune archiviste-paléographe les portes de l’Ecole pratique des hautes études (1983), puis celles de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (1989), où il a occupé les fonctions de directeur de recherche. Pourtant, longtemps il s’est senti moqué par une grande partie des universitaires, « risible de tous côtés », dit-il, à une époque où« le jeune historien avait des devoirs envers la communauté : il fallait un peu souffrir pour être légitime. Moi, j’avais l’air de jubiler trop fort, c’était ­indécent », s’amuse-t-il à présent – tout comme il sourit du retournement par ­lequel, plus tard, « on [l]’a trouvé si original, si intéressant ».

Toujours mû par l’envie de diffuser la connaissance, il a progressivement élargi le champ de ses recherches à ­toutes les périodes de l’histoire dans sa célèbre série Histoire d’une couleur, de Bleu à Blanc (Seuil, 2000-2022). ­Confiant en son « flair » d’historien pour le guider au travers des époques, il reconnaît en revanche être moins à l’aise avec le XVIIe siècle, où il sent faiblir son instinct.

Pastoureau, chercheur heureux, aime chaque aspect de son travail, jusqu’aux petits rituels accompagnant l’écriture sur papier, les gribouillis en marge, le crayon qu’il mâchonne pour mieux susciter « la rêverie indispensable à la recherche ». S’il en décrit volontiers les détails les plus concrets, c’est aussi pour faire comprendre à son public « le contexte de la recherche et de l’enseignement ». Jovial, il n’oublie jamais de s’appliquer un vif humour pour narrer ce qu’il appelle ses« petites aventures personnelles ». Partout invité à présenter ses recherches, il attire dans ses conférences un auditoire nombreux, qui parfois assiste à des impro­visations risquées – quand par mégarde l’orateur, débordé par ses multiples recherches en cours, s’est trompé de sujet à préparer.

Il lui est aussi arrivé, à l’occasion, d’éprouver les limites de sa pédagogie, comme lorsqu’il rencontre le cinéaste Eric Rohmer, en 1978, pour la préparation du film Perceval. Le grand réalisateur s’entretient avec le jeune univer­sitaire trois jours de suite, prenant force notes au sujet des costumes, de l’armement et surtout des couleurs arthu­riennes… pour finalement n’en rien ­retenir dans le film, où domine la couleur violette, précisément la seule que Pastoureau lui avait recommandé d’éviter – le violet n’existait pas à l’époque de la composition des romans de la Table ronde. Désemparé, le médiéviste l’est tout autant face aux partisans et opposants à la réintroduction du loup ou de l’ours, qui, au nom des livres qu’il a consacrés à l’histoire de ces animaux, le somment de choisir son camp, alors qu’il se sent bien étranger à ces épineuses questions pastorales – malgré son nom de famille, qui signifie « petit berger ».

« Haute vulgarisation »

Mais rien, décidément, ne pourrait le faire renoncer au partage de la connaissance. Il défend, plus ardemment que jamais, l’idée d’une « haute vulgarisation » prise en charge par les meilleurs spécialistes. Autrefois méprisée, la démocra­tisation du savoir a connu ses heures de gloire avec Georges Duby (1919-1996) ou Emmanuel Le Roy Ladurie. Aujourd’hui, il ne faudrait pas que prévale la vogue pour « une bouillabaisse mal informée qui met l’accent sur le sensationnel, l’ésotérique et le croustillant, tout un délire dont le grand public serait prétendument friand », s’emporte-t-il.

Afin d’assurer l’accès de tous à une ­histoire de qualité, le passeur exigeant qu’est Michel Pastoureau préconise ­davantage de rigueur et d’ambition dans l’enseignement scolaire, où une meilleure place devrait être faite selon lui aux langues anciennes, clés de la ­culture et des mondes passés. A l’université, il dénonce la mainmise des auto­rités de tutelle, dont les appels à projets « coûteux autant qu’inutiles font perdre aux chercheurs un temps précieux, au détriment de la recherche théorique. Il suffirait pourtant de faire confiance à leurs ­intuitions, qu’on les laisse réfléchir ­tranquillement ».

Très attaché à la communauté des ­historiens, le médiéviste s’attendrit « de ­savoir faire partie d’une chaîne qui a ­commencé il y a longtemps et continuera après [lui]. Cela fait du bien, c’est très émouvant ». Après cinq décennies de ­carrière, une œuvre impressionnante et couronnée de succès – près de soixante-quinze ouvrages, traduits dans une trentaine de langues –, le récit sensible qu’il donne dans son nouveau livre n’a rien perdu de l’enthousiasme de l’enfant fasciné par le Moyen Age dans Ivanhoé, de Walter Scott (1819). « Le vieux Pastoureau », comme il se qualifie, a encore beaucoup à transmettre.

Parcours

1947 Michel Pastoureau naît à Paris.

1976 Il publie son premier livre, La Vie quotidienne en France et en Angleterre au temps des chevaliers de la Table ronde(Hachette).

1986 Figures et couleurs. Etudes sur la symbolique et la sensibilité médiévales (Le Léopard d’or).

2000 Bleu. Histoire d’une couleur (Seuil).

2007 L’Ours. Histoire d’un roi déchu (Seuil).

2010 Les Couleurs de nos souvenirs (Seuil), prix Médicis essais.

Critique

« Dernière visite chez le roi Arthur. Histoire d’un premier livre », de Michel Pastoureau, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 176 p.

En écrivant Dernière visite chez le roi Arthur, Michel Pastoureau souhaitait d’abord reprendre son premier ouvrage, paru en 1976, dans une édition remise à jour. On y trouve en effet d’utiles compléments à cette œuvre de jeunesse, mais le propos dépasse rapidement l’intention initiale, et débouche sur une réflexion profonde autour du métier d’historien.

Mettant en scène le jeune homme qu’il était, Pastoureau dévoile les coulisses du monde universitaire et éditorial. Tout l’impressionne, il ne sait comment s’adresser à son éditeur, qui, sans avoir lu une ligne du manuscrit, en bouleverse la ­table des matières. Ce n’est pas le dernier ni le plus cocasse des déboires de l’auteur débutant. Pour compenser la pingrerie de sa maison d’édition, il achète et expédie lui-même à grands frais les exemplaires qu’il ­souhaite adresser à ses pairs… lesquels lui déconseilleront ­formellement de faire état de cette première publication, susceptible de nuire à sa carrière, car jugée trop « grand public ».

Devenu célèbre, l’historien ne se départit jamais d’une réjouissante autodérision, pour mieux illustrer ses convictions sur la symbolique des couleurs et des animaux, sur l’imaginaire social – autant de thématiques que peu de ses confrères prirent d’abord au sérieux. A cinq décennies de distance, le tableau pétillant de ses premiers pas permet à ­Michel Pastoureau de défendre la ­ligne de conduite qu’il a toujours tenue : le savoir le plus ­exigeant ne vaut que s’il est largement partagé.

Extrait

« Ce premier livre [La Vie quotidienne en France et en Angleterre au temps des chevaliers de la Table ronde] ne fut pas un succès de librairie, mais ce ne fut pas non plus un échec commercial. Les ventes furent honorables (…). C’était en fait une œuvre de jeunesse, ce que laissait deviner la courte biographie qui figurait en quatrième de couverture mais que sans doute peu de lecteurs ont lue. C’est dommage. Un lecteur devrait toujours connaître l’âge qu’avait l’auteur lorsqu’il a écrit le livre qu’il est en train de lire, il serait peut-être plus indulgent. Les ­curiosités, les enjeux et les obstacles ne sont pas les ­mêmes à 25 ans et à 75, c’est une évidence : aucun livre n’a été écrit à l’abri des contraintes matérielles, des chagrins d’amour ou des ennuis de santé du moment. Mais quel lecteur les connaît ? Et qui s’en préoccupe ? »

Dernière visite chez le roi Arthur, page 9


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