par Elsa Maudet publié le 15 janvier 2023
Au menu du cours d’histoire, ce jeudi matin : une plongée dans le monde des chevaliers. Les élèves de cinquième se familiarisent avec un texte de Chrétien de Troyes, apprennent ce que sont pages et écuyers, revoient ce qu’est un paratexte. Au bout d’un quart d’heure, un collégien entre dans la salle. «J’étais à la kiné, j’avais mal aux jambes», dit Oumar, justificatif en main. Le garçon rejoint son bureau sur son fauteuil électrique, l’effectif est au complet : les huit élèves de la classe sont présents. Pendant qu’ils cherchent, dans un extrait de Perceval ou le conte du Graal, les qualités nécessaires pour devenir chevalier, Amy se lève, va prendre une manivelle et remonte le bureau de sa voisine, Lelya, qui baisse et redresse régulièrement le dossier de son fauteuil roulant afin de trouver la position qui lui convient le mieux.
A l’Erea (établissement régional d’enseignement adapté) Toulouse-Lautrec de Vaucresson (Hauts-de-Seine), les accompagnantes d’élèves en situation de handicap (AESH) se font rares. Les élèves, même lourdement handicapés, n’en ont pas besoin pour suivre les cours : tout est adapté. Les ordinateurs sont légion, les élèves peuvent utiliser trackballs ou joysticks en remplacement des souris et avoir recours à des logiciels de dictée, se font aider par des secrétaires bénévoles et bénéficient de tiers-temps lors des contrôles, voient les profs se succéder dans leur salle attitrée, et l’entraide entre adolescents est la norme. «Sans AESH, je me sens plus libre, je sais gérer mon travail tout seul», salue Ruben, en cinquième, qui en avait une lorsqu’il était en primaire, dans un autre établissement. «J’ai beaucoup plus d’autonomie et je peux plus être avec mes amis», abonde Nolann, en terminale, qui a passé ses années collège avec une AESH.
Dans cet établissement public, les élèves atteints de handicap sont en supériorité numérique : 240, pour 110 valides. Une «inclusion à l’envers» comme aiment à le dire les personnels. La France recense 82 Erea mais celui-ci est unique : parmi les cinq spécialisés dans le handicap moteur, il est le seul à scolariser des élèves du CP au BTS (en internat ou non). Et le seul à accueillir des jeunes trachéotomisés. Il fait l’objet d’une série diffusée sur TF1 le lundi soir, baptisée Lycée Toulouse-Lautrec (1), tournée en son sein et avec certains de ses élèves – dont Nolann, qui y tient le rôle de Hugo.
Trachéotomisée et besoin d’être désencombrée trois à cinq fois par jour
La fiction a pour origine l’histoire vraie de sa réalisatrice, Fanny Riedberger, adolescente valide en colère d’être contrainte, après le divorce de ses parents, de rejoindre cet établissement afin d’être scolarisée avec son grand frère, tombé du sixième étage à l’âge de 2 ans. «J’ai bénéficié de tout ce qui est formidable : être 9 par classe [les effectifs peuvent aller jusqu’à 12, ndlr], avoir une piscine, un terrain de basket, des conditions scolaires assez exceptionnelles. Et ça m’a appris l’altruisme, le regard sur la différence. Ça m’a formatée en tant qu’adulte», loue la cinéaste. Ces «conditions assez exceptionnelles» portent leurs fruits : le taux de réussite au bac oscille entre 95 et 100 % depuis six ans et l’établissement a décroché cinq fois la première place du palmarès des lycées des Hauts-de-Seine décerné par le Parisien.
Aujourd’hui en seconde, Nell a passé ses sept premières années de vie à l’hôpital. «Entrer ici m’a prouvé que même si on est handicapé, on peut suivre une scolarité normale et avoir des amis», observe la jeune fille aux ongles mauves, arrivée à l’Erea en CE2. Trachéotomisée, elle a besoin d’être désencombrée trois à cinq fois par jour, parfois en plein cours. «Quand je reviens après un soin, les profs font au mieux pour que je puisse raccrocher. Ils sont vraiment là pour nous aider», juge celle qui souhaite devenir ingénieure ou avocate. De fait, tout à Toulouse-Lautrec est pensé pour que scolarité et soins s’articulent au mieux. «La philosophie, c’est que l’enfant soit le moins possible déscolarisé», indique Françoise Sarrazin, la médecin cheffe.
Un Sessad (service d’éducation spéciale et de soins à domicile) est intégré à l’établissement, qui emploie 130 personnes : cinq médecins, quinze kinés, cinq ergothérapeutes, quatre orthophonistes, une trentaine d’infirmières, une diététicienne, quinze éducateurs spécialisés… «Nous sommes tous des outils au service de l’enfant», résume Claude de Vipart, chef du service socio-éducatif. «Habituellement, on est dispersés aux quatre coins du monde, entre l’école, l’orthophoniste, la kiné… Etre ici, ça permet de ne pas courir partout», apprécie Diego, élève de troisième atteint d’une myopathie facio-scapulo-humérale.
Un créneau quotidien bloqué afin de faire de la rééducation.
Les chiffres de Toulouse-Lautrec donnent le tournis et apparaissent comme un luxe comparé à tous ces établissements où il n’y a ni médecin, ni infirmière, ni assistante sociale scolaires. «Si on prend un tableau Excel, on voit «quatre infirmières [scolaires] à Toulouse-Lautrec, zéro à côté» : on supprime un poste ici. Mais il y a des besoins énormes», rappelle Catherine Munsch, la responsable de l’infirmerie. Le rectorat de Versailles a justement eu ce raisonnement en mars dernier, en annonçant la suppression d’un des quatre postes d’infirmières relevant de l’Education nationale – et non du Sessad, qui est géré par l’Agence régionale de santé. Elèves, parents et personnels de l’Erea se sont mobilisés, à coups de pétition et de manifestation, et ont finalement obtenu gain de cause. Car la condition pour que ce lieu fonctionne, c’est qu’il en ait les moyens – la logique s’applique à l’école dans son ensemble…
En primaire, les élèves – tous atteints de handicap, à la différence des niveaux supérieurs, qui intègrent des valides – ont un créneau quotidien bloqué dans leur emploi du temps afin de faire de la rééducation. Les uns partent en kiné, les autres chez l’orthophoniste ou l’ergothérapeute, quand certains en profitent pour reprendre des points d’un cours avec leur enseignant. L’Erea fait en sorte de «mettre la gomme» sur la rééducation des plus jeunes, période de la vie où ils ont le plus de chances de récupérer des facultés.
Parfois, des ados surprennent les équipes. Ce fut le cas de Charlotte. L’étudiante en BTS notariat a intégré l’établissement il y a quatre ans, après un an et demi de déscolarisation due à une tumeur sur la colonne vertébrale qui l’a rendue paraplégique. «Je suis arrivée en fauteuil, je n’étais pas autonome. Ça m’a permis de remarcher», explique celle qui se déplace désormais avec un déambulateur et parvient à faire plusieurs mètres sans appui lors de ses séances de kiné – six heures hebdomadaires aujourd’hui encore.
«On essaye d’être ambitieux pour tout le monde»
Soins et cours ont beau se dérouler au même endroit et répondre à une logistique sophistiquée, cela ne suffit pas toujours à articuler les deux. Dès lors, «on définit en fonction de la priorité pour l’enfant», éclaire Françoise Sarrazin. Une élève atteinte d’une scoliose vient de se faire opérer ? Ses soins postopératoires primeront sur l’école. Un autre doit se rendre au théâtre pour son option notée au bac ? Sa séance de kiné attendra. «Si l’élève a besoin de beaucoup de rééducation, on choisit les cours les moins importants avec les enseignants et la famille. Deux activités sont très sacrifiées : la musique et les arts plastiques…» admet Françoise Sarrazin sans fierté. En revanche, à Toulouse-Lautrec, les dispenses d’EPS n’existent pas. Et cela vaut tant pour les élèves atteints de la maladie des os de verre, très sujets aux fractures, que pour les autres.
Ce jeudi après-midi, les classes de quatrième sont réunies dans le gymnase pour un cours d’acrosport. «L’enjeu, c’est qu’ils soient tous actifs à leur niveau. On essaye d’être ambitieux pour tout le monde, mais en fonction de leurs moyens. Ça demande beaucoup de réflexion et d’adaptation», explique Magali Théraud, une des profs d’éducation physique. Dans son groupe, un élève habituellement en fauteuil a choisi d’en sortir et effectue des exercices sur les tapis. Un de ses camarades doit réaliser un parcours en fauteuil en maîtrisant sa vitesse et sa synchronisation avec les autres. A côté, une jeune fille, en fauteuil elle aussi, tient les jambes d’un élève valide qui fait la planche. «On a la possibilité d’individualiser et on a le temps. Avant, j’enseignais dans un très gros collège, ce n’est pas du tout le même métier. Ici, il y a un réel échange, qu’on n’a pas en milieu ordinaire parce qu’ils sont 30 par classe», poursuit Magali Théraud.
Cet argument revient dans toutes les bouches, des profs comme des élèves, handicapés comme valides. Alors que la France a les classes les plus chargées de l’Union européenne et que 1 500 postes d’enseignants vont encore être supprimés à la rentrée prochaine, Toulouse-Lautrec est un monde à part. Antonin, l’un des cinq élèves valides de sa classe de seconde, a rejoint l’établissement en septembre car il avait de mauvais résultats précédemment. Dans ce lycée, «les profs s’intéressent plus aux élèves, ils peuvent expliquer précisément. Il y a des trucs que je n’avais pas compris avant que j’ai compris en deux mois ici», assure celui qui redouble cette année.
Studios d’autonomie
La plupart du temps, les élèves valides viennent ici parce qu’ils y ont un frère ou une sœur, ont eu des soucis à l’école (phobie scolaire, harcèlement, difficultés d’apprentissage) ou habitent dans le coin. Avant d’intégrer l’établissement, ils doivent y effectuer un stage de quelques jours, afin d’être sûrs qu’ils adhèrent au lieu et à sa philosophie. Amy, aujourd’hui en cinquième, est arrivée l’an passé, suivant sa grande sœur, qui avait elle-même suivi une amie. «Je fais de l’hypoglycémie. C’est rien, mais avant, dans mon école «normale», ils me traitaient comme si j’étais différente parce que je mangeais des gâteaux à la récré ou pendant les cours, ils se disaient que c’était pas normal. Ici, je me sens plus intégrée», apprécie-t-elle.
Nolann en a conscience : «C’est un peu le paradis ici. On est bien aidés, ce n’est pas du tout la même chose quand on sort de Toulouse-Lautrec.» Les équipes font toutefois leur possible pour préparer au mieux les élèves à l’après. Cinq studios d’autonomie sont proposés, qui permettent à ceux qui le souhaitent de vivre durant six semaines une vie semblable à celle qu’ils auront une fois partis. Charlotte s’y est essayée et a hâte de quitter l’internat – qu’elle a pourtant tant aimé lorsqu’elle était lycéenne – pour un appartement à l’extérieur. «C’est bien Toulouse-Lautrec, mais c’est aussi un peu fermé, c’est un peu compliqué de se faire un entourage», juge-t-elle.
A l’issue de sa terminale, Nolann ne sait pas encore bien ce qu’il compte faire. Une prépa ? Une école d’ingénieur ? Près de chez ses parents ou dans un logement adapté ? Qu’importe, assure-t-il : «Vu comment on est accompagnés, je ne m’inquiète pas de trouver une solution. Un établissement comme ça, ça apprend à être autonome, c’est un tremplin pour les études supérieures.»
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