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jeudi 19 janvier 2023

Jennifer Tamas: «Le regard masculin fait d’Andromaque une victime. Mais c’est une résistante, celle qui dit non»

par Cécile Daumas  publié le 18 janvier 2023 

La professeure de littérature française démontre dans «Au non des femmes» que les héroïnes de chefs-d’œuvre ne sont pas aussi soumises en matière de mariage, de maternité ou de sexualité qu’une lecture rétrograde des classiques ne le laisse accroire.

Vous soupirez d’ennui à l’évocation de la princesse de Clèves, Andromaque ou Bérénice vous épuisent dans leur passion tragique, la galanterie vous paraît à côté de la plaque à l’heure de #MeToo. Dans Au non des femmes, Jennifer Tamas renverse notre vision de la littérature classique faisant de ces figures mythiques des femmes qui avaient aussi le pouvoir de dire non. Professeure de littérature française de l’Ancien Régime à Rutgers University (New Jersey), spécialiste du XVIIe siècle, elle reconstitue une archéologie du refus féminin. Des «refus oubliés, effacés, incompris ou irrecevables», écrit-elle. Relire la littérature de cette époque, c’est aussi évoquer l’intense vie intellectuelle féminine au XVIIe siècle où les Précieuses, loin d’être si ridicules, réinventent l’amour et son expression. C’est enfin sortir de l’oubli des femmes de lettres écartées de la postérité littéraire, comme Madame D’Aulnoy, autrice de contes subversifs, ou Louise Dupin, esprit libre en faveur du mariage à l’essai…

Comme au cinéma, les femmes ne sont pas les mieux placées dans les livres pour faire avancer l’intrigue. La littérature classique ne manque-t-elle pas cruellement d’héroïnes ?

Il y a toujours eu des héroïnes extraordinaires dans la littérature, de l’Antiquité à l’Ancien Régime. D’Antigone à Bérénice, ce sont des combattantes, des mères qui ne renoncent pas, des reines avec du pouvoir. Mais souvent, elles ont été incomprises ou bien appréhendées par un regard masculin aveugle à leurs revendications. De l’amour au désir, ces héroïnes incarnent des préoccupations qui ont des résonances contemporaines. Chez Racine, Andromaque pose le problème de la maternité. La question du consentement est au cœur de la galanterie. Il est important de recréer des filiations. La littérature est une façon de dépasser la société dans laquelle on vit. On l’a vu avec la Familia Grande de Camille Kouchner publié en 2021, qui a permis de repenser juridiquement les questions de l’inceste. Dans les contes de fées du XVIIe siècle, comme Peau d’âne ou la Belle et la Bête, il y a un coupable et une victime alors que le droit de l’époque estimait que l’inceste était un crime avec deux criminels, l’agresseur et l’enfant. La littérature peut être en avance sur le droit.

Mais ces héroïnes classiques sont imaginées le plus souvent par des hommes. Existe-t-il des personnages féminins pensés par des autrices ?

Il y en a énormément ! Le XVIIe siècle se caractérise par une grande intensité intellectuelle portée par les femmes. Elles tiennent salon où ont lieu les discussions littéraires. Elles sont nombreuses à écrire : du théâtre, des romans chez Madame de La Fayette, des contes de fées chez Madame d’Aulnoy, une des autrices qui questionne le genre. Esprit subversif, cette écrivaine remet en question le mariage forcé, d’usage à l’époque. Mais des textes de femmes sont souvent repris par des hommes qui les signent à leur place. Je pense à cette pièce de Madame Ulrich, femme très importante du XVIIe siècle qui a participé au travail d’édition de La Fontaine comme le montre la chercheuse Michèle Rosellini. Elle écrit la Folle Enchère, histoire géniale d’une mère, veuve, ayant un fils en âge de se marier. Elle refuse ce mariage car elle ne veut pas être grand-mère ! Elle courtise un jeune homme qui se révèle être l’amante de son fils, déguisée en homme ! Cette pièce queer parle du vieillissement et du désir féminin. Parue en 1690 sous le nom de son amant, l’acteur Dancourt, c’est en 2011 qu’elle lui est restituée, comme le montre la chercheuse et metteure en scène Aurore Evainqui a mis en scène cette pièce plusieurs fois.

Mais le XVIIe siècle est aussi celui de la galanterie aujourd’hui assimilée à la culture du viol par de nombreuses féministes…

Il y a un gros malentendu ! La notion est complexe dès le XVIIe siècle et mérite d’être historicisée. L’historien de la littérature française Alain Viala opposait déjà galanterie honnête et galanterie sulfureuse. Ainsi il existe une galanterie, façonnée par les Précieuses, qui vise un idéal d’honnêteté et de civilité des mœurs, dont Myriam Maître fait l’archéologie dans les Précieuses (Honoré Champion, 1999). A cette époque, il n’y a pas de «culture du viol» au sens où le viol est le quotidien des femmes, avec le mariage arrangé qui est d’usage. Les femmes vivent leur nuit de noces de manière terrible, comme une sorte de sacrifice. Bien sûr, il y a une mauvaise galanterie dénoncée dans la Princesse de Clèves, par exemple, avec le duc de Nemours qui harcèle la princesse. Mais dire aujourd’hui que la galanterie d’avant se réduit à une culture du viol invisibilise le rôle des Précieuses qui, au XVIIe siècle, entreprennent de réinventer l’amour.

Quel est l’apport de ce courant littéraire, la préciosité ?

Les Précieuses sont novatrices, elles veulent imposer une nouvelle civilité des mœurs, autre que la prédation qui a cours. La littérature courtoise décrivait très bien le mauvais chevalier Gauvain, qui dans une forêt, voit une femme, la prend et la laisse. Les Précieuses veulent changer le langage de l’amour, investir le jeu galant pour déplier la complexité du cœur humain et cultiver l’idéal de l’honnête homme respectueux et poli. En affinant l’expression des sentiments humains, elles se positionnent comme interlocutrices et réfléchissent aux rapports entre l’amour, l’amitié, la passion et la tendresse. Mademoiselle de Scudéry, à l’origine de la carte de Tendre, refuse de se marier, attitude assez extraordinaire au XVIIe siècle où l’on a peur des femmes seules ou veuves (on les remarie ou elles sont mises au couvent). Mademoiselle de Scudéry va écrire de longs romans qui vont être des best-sellers, tenir salon et diffuser ses idées. C’est un discours très réjouissant, très éloigné de l’attaque féroce portée contre elles par Molière, pièce qui lui apportera enfin le succès !

Pourquoi avons-nous cette vision rétrograde du siècle classique ?

Au XIXe siècle, les romantiques comme les intellectuels de cette époque trient, classent, décrètent ce qui relève du chef-d’œuvre et évacuent le plus souvent les autrices ! Au XVIIIe siècle, on a encore des anthologies de femmes : c’était d’ailleurs le projet de Louise Dupin, esprit libre qui est en faveur de l’égalité, du mariage à l’essai et du port d’arme pour les femmes (voir les travaux de Frédéric Marty, dont Louise Dupin, défendre l’égalité des sexes en 1750, Classiques Garnier) ! Elle employait Rousseau comme secrétaire pour qu’il fasse des recherches sur les amazones, lui qui deviendra si misogyne dans ses écrits. Au XVIIIe, nous sommes encore dans cette filiation. Au XIXᵉ siècle, on commence à établir les classiques, on fait des anthologies. Victor Cousin et Sainte-Beuve distribuent les bons points. De nombreuses femmes passent à la trappe, certaines sont canonisées comme Madame de Sévigné, mais sous l’angle de la mère éplorée alors que ses lettres témoignent d’un réseau et d’une riche actualité. Rousseau est canonisé mais pas ses contradicteurs, comme le philosophe Jean-François Marmontel, qui critiquait ses partis pris misogynes.

Ces femmes sont aussi ostracisées durant la Révolution française…

Celles qui écrivaient étaient le plus souvent des aristocrates. Pourquoi irait-on lire des livres de «privilégiées» qui n’auraient rien à dire sur l’égalité ? Tout ce qui précède la Révolution française est frappé de discrédit. Sauf que, ces femmes aristocrates n’avaient aucun droit, ni juridique, ni économique. Aucun pouvoir sur leur propre dot. Elles ne disposaient pas de leurs biens qui leur étaient confisqués avec le mariage. C’est un procès qu’on ne fait pas à La Rochefoucauld.

Ce discrédit est dû à l’interprétation des classiques au cours des siècles, comme Philippe Sollers qui voit en Madame de Clèves une prude, princesse du sacrifice et de la renonciation dans son refus du rapport sexuel…

Il en fait une espèce de coquette frigide qui a peur de l’amour, il n’a rien compris. C’est juste une femme qui désire. Elle désire un homme et lui résiste car elle sait que ce désir est toxique. Aujourd’hui, de nombreuses femmes aiment des bad guys, elles savent la difficulté d’y renoncer, car elles ont envie de vivre cette passion jusqu’au bout. Mais la princesse de Clèves renonce car elle déjoue la rhétorique de la mauvaise galanterie et estime que ce refus la préservera. Le regard masculin fait aussi d’Andromaque une victime, une femme sous influence, voire une proie sujette au syndrome de Stockholm, comme le disait encore récemment à un colloque un professeur de littérature d’un grand lycée parisien. De nombreuses anthologies la montrent perdante à la fin de la pièce mais Racine a été très innovant. Elle sort victorieuse, ce qui n’arrive jamais dans les pièces antiques. Elle résiste à Pyrrhus, gagne son fils et son royaume. C’est une résistante, celle qui dit non, qui refuse l’ultimatum et le choix entre maternité et conjugalité.

N’y a-t-il pas un risque de révisionnisme, une forme d’anachronisme à relire les classiques à l’aune des enjeux émancipateurs contemporains ?

Proust défend l’idée qu’un texte n’est rien sans son lecteur ou sa lectrice, que les recevoir avec sa personnalité et son époque peut être intéressant. Remettre au goût du jour les classiques fait partie de la question de leur réception. Quand un texte est publié, il y a toujours plusieurs façons de le comprendre. Par exemple, lorsqu’on joue pour la première fois en 1670 Bérénice de Racine, un homme lettré comme Bussy-Rabutin y voit une tragédie de la lâcheté : Titus ne serait plus amoureux. Cette interprétation perdure chez Barthes et se retrouve sous la plume de Nathalie Azoulai qui écrit Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L, prix Médicis 2015). C’est ce regard qui chemine jusqu’à nous alors qu’un autre point de vue existe et qu’il nous parvient nettement moins bien. Louis Racine, le fils du dramaturge, y voit une pièce extraordinaire avec une femme qui donne «une leçon de grandeur d’âme» à deux hommes qui n’arrivent pas à résoudre le conflit tragique. Le renoncement sublime illustre un vrai pouvoir d’action sur les plans politique et personnel. Bérénice préfère quitter l’homme qu’elle aime plutôt que de vivre avec lui en simple concubine. Elle préfère repartir en Palestine mais rester reine.

Jennifer Tamas, Au non des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin. Seuil «la Couleur des idées», 336 pp.

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