Propos recueillis par Luc Cédelle Publié le 16 janvier 2023
Philippe Champy, coauteur du livre « Contre l’école injuste ! », explique, dans un entretien au « Monde », que la culture à transmettre aux élèves ne doit pas être un patrimoine figé.
Ingénieur à l’Institut national de recherche pédagogique durant quinze ans, Philippe Champy a dirigé les éditions Retz. Membre du Comité universitaire d’information pédagogique, il cosigne avec Roger-François Gauthier, ancien inspecteur général de l’éducation nationale, Contre l’école injuste ! (ESF, 2022).
Parmi vos propositions de « révolution » scolaire, vous dénoncez le « piège » du cloisonnement disciplinaire de l’enseignement et soutenez que l’école est là avant tout pour « éduquer ». Ne s’agit-il pas de thèmes qui déclenchent de puissants phénomènes de rejet, dans et hors de l’école ?
Contrairement à une posture assez courante, nous ne cherchons pas à « jouer au ministre » et à proposer une réforme qui se voudrait aussi consensuelle que miraculeuse. Notre travail de réflexion consiste à poser des questions de fond, celles dont nous faisons le constat qu’elles restent dans l’angle mort de la perception des acteurs de l’école, les professionnels comme les familles, en haut ou en bas de l’échelle.
Nous ne cherchons pas non plus à réveiller les débats répétitifs qui font du surplace depuis quarante ans, comme celui qui oppose instruction et éducation, qui ne nous semble pas fondé. Partant du constat d’une crise de l’« école républicaine » que tout le monde reconnaît, nous cherchons les racines qui l’expliquent et permettent de comprendre les échecs des réformes successives, faites au nom de la « démocratisation scolaire ».
Nous mettons au centre de la réflexion la politique des savoirs en nous interrogeant effectivement sur le rôle d’héritages puissamment structurants, dont l’extrême cloisonnement des disciplines scolaires et des identités professionnelles qui y sont associées. Mais ce n’est qu’un des pièges que nous avons identifiés.
Vous soulignez qu’entre un contenu scolaire fixé par l’institution et la réalité de ce qui est transmis, l’écart peut être immense. Mais proposer, comme vous le faites, une réorganisation des contenus enseignés ne revient-il pas à définir un nouvel idéal de papier ?
Non, car nous ne prétendons pas écrire de nouveaux programmes scolaires en nous substituant aux acteurs de l’école ou à leurs gouvernants. Notre critique de l’« école injuste » actuelle ne porte pas sur l’écart entre le prescrit et le réel de l’institution, même si, comme d’autres, nous démystifions la méritocratie républicaine et voulons désacraliser une culture scolaire présentée comme un patrimoine figé et intouchable.
Notre critique est plus fondamentale : elle porte sur l’élitisme inconscient qui marque l’imaginaire éducatif français, notamment dans sa définition des savoirs à enseigner, et sur l’incapacité de la République jusqu’à aujourd’hui à définir les finalités de l’école démocratique du XXIe siècle. Sur ce dernier point, nous appelons à ce que cette définition soit élaborée à un niveau constitutionnel, obligeant les pouvoirs publics à la mettre en œuvre au long cours. Ce n’est qu’ensuite et sur cette base que de nouveaux programmes en phase avec un nouveau paradigme institutionnel pourraient voir le jour.
Face au contexte de doute et de relativisme généralisé, vous voudriez que la question de la « vérité » soit centrale à l’école. Comment, justement, pourriez-vous imposer votre conception de la vérité et de son élaboration, qui serait immanquablement contestée ?
Encore une fois, nous ne voulons pas imposer une révolution par en haut. Notre position sur les savoirs et leur validité est d’ordre épistémologique : un objectif majeur de l’école devrait être d’éclairer les élèves non seulement sur leur rapport aux savoirs enseignés par les diverses disciplines, mais aussi sur leur rapport au savoir en général, et donc à la vérité.
L’école doit leur donner des clés pour comprendre comment les connaissances de tous ordres sont produites, quels sont leurs critères de validité, leur histoire, leurs évolutions, etc. Sinon, l’école reste trop prisonnière de biais hérités du passé, ceux des vérités « révélées » ou des visions imposées comme allant de soi. Par exemple, celles qui ont longtemps justifié l’exploitation éhontée des ressources naturelles et des êtres humains.
Lorsqu’on n’enseigne pas l’histoire et la généalogie des savoirs humains, on favorise un biais dogmatique. Lorsqu’on enferme les contenus scolaires dans d’étroites limites géographiques ou nationales, on favorise un biais culturel qui n’a d’universaliste que le nom. Lorsqu’on établit entre les savoirs une hiérarchisation qui reflète les positions de pouvoir ou de privilèges dans la société, on favorise un biais élitaire, inégalitaire.
Idem lorsqu’on marginalise les « savoirs du corps et de la main », pourtant fondamentaux pour le développement intellectuel et physique des enfants et des jeunes, au profit de savoirs décontextualisés. Nous pensons que la transmission des « vérités du passé » ne suffit pas à répondre aux objectifs que devrait se donner, en démocratie, l’école contemporaine. Il faut équiper les élèves de nombreux savoirs et des codes qui permettent de décrypter le monde et les enjeux planétaires qu’ils auront à assumer.
Alors que l’école française est enlisée dans la réitération sans fin de grands principes non suivis d’effets – comme celui de la délivrance à tous les élèves d’une culture commune –, deux auteurs tentent de bousculer ce « grand blocage ». Philippe Champy, ancien directeur des éditions Retz, spécialisées sur l’éducation, et Roger-François Gauthier, ex-inspecteur général de l’éducation nationale, s’en prennent à « l’imaginaire collectif » qui gouverne l’univers scolaire depuis des d’années et qui entretient les illusions l’empêchant de réaliser l’idéal proclamé de démocratisation. Derrière les mythes imbriqués de la méritocratie républicaine et de l’égalité des chances, l’école, tout en s’accommodant d’un échec scolaire massif, est plus vouée à la sélection et au classement des élèves qu’à la transmission réelle des « valeurs » et des « savoirs » dont elle se réclame. Cette mise en cause invite à repenser des contenus scolaires enserrés dans un cloisonnement et une limitation incompatibles avec les défis planétaires que la jeunesse devra affronter.
« Contre l’école injuste », de Philippe Champy et Roger-François Gauthier, ESF, 96 pages,
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