Par Léa Outier Publié le 14 janvier 2023
RÉCIT De la vaisselle aux gracieux motifs, des pièces tissées en lin ou en cachemire, un célèbre luminaire… Derrière ces objets d’exception se cache le précieux savoir-faire de personnes en situation de handicap. Une démarche adoptée par des maisons pour lesquelles beauté rime avec singularité.
L’objet fait l’effet d’un visage connu : on l’a forcément vu quelque part, mais où ? Dans un hôtel, une galerie, un intérieur cossu ? La suspension Vertigo, imaginée par Constance Guisset, est une pièce emblématique du design français, présente dans les collections du Musée des arts décoratifs de Paris ou du MoMA, à New York. Gracile, elle déplie une large capeline de rubans noirs ou blancs, prêts à frémir au moindre souffle.
Connue et maintes fois copiée : le corollaire de la renommée. « Mais il y a deux choses que l’on ne pourra jamais imiter : d’abord, l’idée géniale d’une designer, cette structure de 2 mètres de diamètre, à la fois ample et légère, qui faisait figure d’ovni à l’époque ; ensuite, les conditions uniques de sa fabrication », souligne Amélie du Passage, fondatrice de l’éditeur de design Petite Friture, dont l’ondulant luminaire fut le premier bébé, et le premier succès.
Depuis ses débuts, en 2010, la suspension Vertigo est assemblée à la main par des ouvrières en situation de handicap, moteur ou intellectuel. Des troubles cognitifs, sensoriels ou physiques souvent invisibles, comme 80 % des handicaps en France. Penchées sur les rubans et les arceaux, elles sont une trentaine à œuvrer dans deux ateliers d’Evreux et d’Amiens, pilotés par APF Entreprises, le réseau professionnel d’APF France handicap.
Des gestes sur mesure
Le partenariat entre Petite Friture, bouillonnant creuset du design hexagonal, et cet acteur historique de l’inclusion des personnes en situation de handicap, est né d’un « pari partagé » : celui de confier à des travailleurs considérés comme différents la mission de « produire du beau », résume Amélie du Passage, en observant les ombres que Vertigo Nova, version revisitée de la suspension, projette dans les hauts volumes de son nouveau showroom, à l’abri d’une courette de Montreuil, en région parisienne.
A l’époque, l’éditrice, passée par les couloirs du ministère de la culture et de la Foire internationale d’art contemporain (FIAC), lance sa maison avec cette étonnante « lampe-cabane » (dixit le site de Constance Guisset). Elle trouve auprès de l’APF France handicap des ateliers non seulement basés en France, mais dotés d’un précis savoir-faire de confection, aptes à développer des gestes sur mesure. S’engage alors un dialogue de plusieurs mois entre les ouvrières (les femmes occupent la majorité des postes) et l’éditrice de design pour imaginer ensemble la production, définir chacune des étapes, obtenir les finitions parfaites…
« Quand l’objet a eu le succès qu’on sait, que les cadences ont augmenté, les ateliers ont suivi et la qualité n’a pas varié d’un centimètre. » Amélie du Passage, fondatrice de Petite Friture
« Un fabricant traditionnel n’aurait sûrement pas eu la patience de travailler sur un tel projet aussi étroitement, qui plus est pour une maison qui démarrait à peine. Et quand l’objet a eu le succès qu’on sait, que les cadences ont augmenté, les ateliers ont suivi et la qualité n’a pas varié d’un centimètre », relate Amélie du Passage. « Ce projet, qui a fait naître beaucoup de fierté, a été monté main dans la main. Le fait que chaque geste ait été développé en atelier rend de plus la fabrication unique : elle est impossible à reproduire ailleurs », abonde Serge Widawski, directeur d’APF France handicap, convaincu que le « made inclusif », dont l’association a fait sa devise, peut aller de pair avec le succès du made in France.
Aujourd’hui, les ateliers fabriquent toujours la suspension star, mais aussi la plupart des luminaires édités par Petite Friture, récemment reconnue « entreprise à mission ». Amélie du Passage, restée longtemps discrète sur sa production vertueuse, aimerait désormais faire école : « On peut faire du beau en le faisant bien. »
Mêler le beau, le bien fait et la singularité : par-delà les Pyrénées, c’est aussi la ligne de conduite suivie depuis quarante ans par Teixidors, (« tisserands », en catalan), une maison de tissage espagnole réputée pour l’irréprochable trame de ses étoffes. A Terrassa, bourgade périphérique de Barcelone et jadis épicentre de l’industrie textile catalane, le « tchac tchac » obstiné des métiers à tisser résonne encore dans un ancien entrepôt : vingt hauts cadres en bois font vibrer des milliers de fils de lin, cachemire, mérinos, laine de yak ou coton provenant de filières écologiques et responsables.
Ici, les tisserands vivent avec des handicaps mentaux, principalement des troubles cognitifs et des déficiences intellectuelles. Ils exercent leur art sur des répliques de métiers à tisser du XIXe siècle, dont le bois semble avoir traversé les siècles. Un mastodonte de 3 mètres de large a été construit spécialement pour le marché américain. « Là-bas, on nous réclame des plaids immenses ! », s’amuse Jaume Mas, directeur technique de Teixidors, l’un des vétérans de ce « projet un peu fou ». L’histoire d’une entreprise à vocation sociale, créée en 1983 par un ingénieur et une travailleuse sociale, Juan Ruiz et Marta Ribas, qui a rencontré le succès commercial, a garni peu à peu son catalogue des matières les plus nobles de la planète, puis a signé des collaborations avec des designers, telle la prolifique Faye Toogood, cheffe de file de la création britannique.
Poissons graphiques et grains de semoule
Comme beaucoup, Quim, tisserand depuis près de dix ans, devenu expert en fibres fines, a débuté sur les petits métiers à tisser d’un mètre : « Ce que j’aime le plus, c’est l’exercice de concentration. Le métier à tisser oblige à réfléchir en fonction de la nature du tissu. Plus que de la force, il demande coordination, technique et surtout entraînement »,témoigne-t-il, se souvenant de son premier ouvrage d’apprenti – une écharpe.
« Le tissage s’est révélé une activité particulièrement adaptée pour un public atteint de handicap mental : il faut avoir une intelligence pratique, être capable de s’absorber dans une tache qui mobilise le corps et l’esprit. On tire, on freine, on fait passer la navette d’une main à l’autre, on actionne jusqu’à dix pédales avec les pieds. Les gestes doivent être répétés des centaines, voire des milliers de fois par jour. Cela doit être très précis, la régularité de la pièce en dépend », décrit Jaume Mas, qui assure aussi la patiente formation des travailleurs, qui peut prendre « de quelques mois à des années ».
Sept mille pièces par an sortent de l’atelier, travaillées dans l’épure et les teintes naturelles. Qui a un jour croisé les délicates serviettes en lin français de la maison ou ses douillets plaids en cachemire de Mongolie aura inévitablement envie de pousser sa route jusqu’à l’unique boutique adossée aux ateliers de Terrassa, remaniés par l’architecte Stefano Colli et l’éditeur Mobles 114, références du design catalan. « Nous défendons une certaine vision du design fondée sur la simplicité : nos métiers peuvent faire naître des pièces très complexes, mais sont-elles forcément plus belles ? La beauté peut résider dans un carré d’un seul tenant, avec une simple lisière de couleur, et dans l’histoire qui est derrière », revendique Jaume Mas.
« Dès que l’on parle de création et de handicap, on pense souvent à l’art brut ou à l’art naïf. Nous voulions proposer une autre vision, en lien avec ces sensibilités singulières. » Mary Castel, fondatrice de la Maison fragile
Que la création puisse naître de l’« extra-ordinaire », Mary Castel en est convaincue. La fondatrice de Maison fragile, arrière-petite-fille d’un directeur d’usine de porcelaine de Limoges, chatouille depuis cinq ans le petit monde des arts de la table avec sa vaisselle décalée, confiée à des artistes de la French touch : l’illustrateur Jean-Michel Tixier, la photographe Sonia Sieff, le calligraphe Nicolas Ouchenir… Pour imaginer les motifs d’une collection d’assiettes, Maison fragile a donné carte blanche à des salariés du restaurant parisien Le Reflet, où serveurs et cuisiniers sont porteurs d’une trisomie 21.
« Dès que l’on parle de création et de handicap, on pense souvent à l’art brut ou à l’art naïf. Nous voulions proposer une autre vision, en lien avec ces sensibilités singulières, faire appel à des professionnels capables de chahuter nos assiettes en porcelaine fine », résume Mary Castel, qui partage avec Flore Lelièvre, la fondatrice du Reflet à Nantes et Paris, l’histoire d’une fratrie touchée par la trisomie 21.
Six salariés se sont penchés sur leur planche à dessin et deux créations, « par les artistes Eurydice et Redouane », précise le site, ont été retenues. Ribambelle de poissons graphiques pour Redouane Sellami, amateur de fish and chips, ronde de champignons et grains de semoule stylisés pour Eurydice Lecacheux, inspirée par « une recette de salade d’été et des souvenirs de pâtes aux champignons en Italie », confie la cuisinière, tablier en main, alors que la salle du Reflet retrouve peu à peu le calme des fins de service. « La collection est soignée, enjouée, mais je reste surprise par certaines réactions négatives quand j’en raconte les coulisses. Il y a encore un travail à mener sur les mentalités », observe Mary Castel, qui rêve d’un atelier francilien pour confier les décors de sa vaisselle à des artisans en situation de handicap.
Serge Widawski, d’APF France handicap, espère, lui, « surfer » sur la bonne fortune du luminaire Vertigo pour faire prospérer une filière de travailleurs ayant un handicap. Sur quelque 6 000 collaborateurs, 250 travaillent déjà dans des ateliers consacrés au haut de gamme, entre textile, design et haute maroquinerie. L’association vient de s’allier à La Caserne, incubateur parisien de mode responsable, pour prototyper, couper, teindre et coudre les pièces de quinze jeunes pousses de la maroquinerie. Et termine la construction d’un « très grand » atelier à Pau, pour y poursuivre ce développement.
« Quand on a fait nos premiers pas dans le haut de gamme, on nous a parfois déconseillé de nous lancer, nous opposant les années de formation nécessaires à une tailleuse haute couture ou à un maroquinier du luxe, commente cet ingénieur issu de l’Ecole centrale de Paris. Nous avons pourtant prouvé que c’était possible, et avec finesse. »
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