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dimanche 4 décembre 2022

Thierry Hoquet : devenir libre, « là où le vertige naît »

Propos recueillis par    Publié le 20 novembre 2022

Auteur du « Nouvel Esprit biologique », le philosophe des sciences Thierry Hoquet, qui participe au Forum philo « Le Monde » Le Mans, sur le thème « Enfin libres ? », décrit la dialectique entre puissance et contrainte.

Photo issue de la série « Stray ».

« Le Nouvel Esprit biologique », de Thierry Hoquet, PUF, « Sciences dans la cité », 286 p.

Professeur de philosophie des sciences à l’université Paris-Nanterre, auteur, notamment, de Cyborg philosophie et Des sexes innombrables (Seuil, 2011 et 2016), Thierry Hoquet vient de publier Le Nouvel Esprit biologique.

Dans quelle mesure les recherches ­contemporaines en biologie vous permettent-elles de parler, non seulement d’évolution ou de progrès, mais de l’avènement d’un « nouvel esprit » ?

Des découvertes fondamentales ont lieu, qui nous invitent à nous défaire de certaines notions biologiques qui structurent notre représentation de la réalité. Je pense en particulier à tout ce qui concerne les symbioses. Dans les années 1990, on a cru pouvoir définir ce qu’est un humain en décryptant intégralement son génome, mais on s’est aperçu qu’un humain ne peut pas non plus fonctionner sans un ensemble de symbioses, de relations avec son milieu.

Or, dans ce qu’on pourrait appeler la ­connaissance ordinaire, tout ce qui concerne le génome, l’ADN, fascine et fait peur. On a le sentiment qu’il y a là une sorte d’essence miniature de nous-mêmes, qui se déploie avec un déterminisme écrasant. On le voit notamment dans les débats autour des dons de gamètes. C’est ce que j’appelle le biologisme : la foi naïve en une biologie qui expliquerait notre destinée – qu’il faut distinguer de la biologie elle-même, où l’on ne pense plus du tout la génétique de façon aussi simple.

Ce biologisme « naturalise » intégralement les êtres humains, sans considération pour les origines non biologiques (psychologiques, sociales, culturelles…) de nos comportements. Mais on n’a jamais vu un humain qui ne soit pas à la fois entièrement biologique et entièrement culturel.

Vous écrivez que « la société est toujours en avance sur la science ». Le désir social précède les découvertes de la biologie…

Cela me semble important, en effet. On a souvent l’impression que la société est comme subjuguée par les nouvelles possibilités offertes par le travail des scientifiques. Mais j’observe qu’en réalité elle aspire de longue date à certaines réalisations et que la science s’emploie à répondre à ces aspirations parfois fondamentales, qui peuvent d’ailleurs être à l’origine de la quête scientifique.

Cela me paraît très clair dans ce qui touche à la reproduction. Il y a de très fortes attentes sociales, où s’enchevêtrent le travail des biologistes, des psychologues et des médecins, mais aussi les histoires individuelles des personnes concernées. D’autant que ce processus débouche sur des perspectives inédites, comme ces recherches qui permettent d’envisager la production d’une cellule germinale à partir d’une cellule ­souche, soit la possibilité, pour une femme, de produire des spermatozoïdes à partir d’une de ses propres cellules.

Cela crée un vertige, qui dit à la fois notre peur et notre désir de nous jeter dans le vide. Il traduit bien la dimension fantasmatique que toutes ces connaissances et pratiques prennent pour nous, mais aussi la nécessité pour la société de construire du sens à partir de ces nouvelles possibilités. C’est ici que la philosophie peut être utile. Comme la psychanalyse, dont les apports sur cette dimension ne peuvent être négligés.

Ce vertige n’est-il pas un argument de plus à opposer au déterminisme biologique ? Il témoigne pour une liberté qui se pense elle-même comme infinie…

Ce qui m’intéresse dans le concept de liberté, c’est la manière dont il articule le sentiment de notre puissance et le sentiment des contraintes qui pèsent sur nous. C’est dans cette dialectique que la liberté s’éprouve. On voit bien qu’un désir sans bornes, qui ne rencontrerait pas de résistance, ne serait peut-être même pas un désir réel. C’est en épousant les contraintes, en les affrontant, qu’on devient libre. Or c’est là que le vertige naît – dans cette rencontre entre la puissance et la contrainte, entre le sentiment d’un déterminisme qui existe, mais qui, justement, ne dit pas le dernier mot de l’expérience humaine, et notre désir fou, illimité.


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