par Virginie Ballet publié le 9 décembre 2022
C’est une plongée aussi rare que finement documentée. Pendant près de quatre ans, une équipe de quatre chercheurs suisses (deux docteurs en anthropologie, un docteur en sociologie et une docteure ès lettres) ont étudié l’assistance au suicide, possible dans le pays, y compris pour des étrangers. La pratique, écrivent-ils,«semble déjà faire partie du paysage culturel et social helvétique». Selon les dernières données de l’Office fédéral de la statistique, en 2020, le pays a recensé 1 251 suicides assistés, contre 1 196 en 2019, soit une hausse de 4,6%. Au total, ce type de mort représenterait entre 1% et 2% du nombre total de décès. Ces vingt dernières années, leur nombre a connu une augmentation constante : en 1998, date des premières statistiques fédérales sur le sujet, on comptait moins d’une cinquantaine de cas d’assistance au suicide. Qui sont celles et ceux qui y ont recours ? Pourquoi ? Comment se déroule le processus ? Que se passe-t-il après ?
Pour répondre à toutes ces questions, les chercheurs ont suivi quinze situations d’assistance au suicide (dont sept menées à terme, auxquelles ils ont assisté) et interrogé plus de 200 personnes impliquées à chaque étape, des proches aux professionnels de santé, en passant par les accompagnants bénévoles au sein des associations chargées de la question, ou encore les employés de pompes funèbres, policiers et légistes. «Rester en vie ne fait plus sens», déclare Germaine, septuagénaire atteinte d’un cancer et d’une maladie d’Alzheimer. «On ne choisit pas quand on naît, mais on a le droit de choisir quand on meurt», estime encore un pharmacien interrogé dans le cadre de l’étude. Marc-Antoine Berthod, anthropologue, spécialiste de l’accompagnement en fin de vie et du deuil, qui y a contribué, détaille pour Libération les enseignements issus de cette recherche.
Quel était l’objectif de vos travaux ?
Nous sommes partis du constat que beaucoup des débats sur l’aide à mourir, en Suisse comme dans les pays avoisinants, se placent du point de vue de l’éthique, du droit, des valeurs ou encore de la théologie. Mais il manquait des informations ethnographiques. Nous avons donc cherché à documenter l’assistance au suicide le plus concrètement possible et sur la durée, de l’amont jusqu’à la phase post-mortem, à travers les contacts noués principalement avec les associations spécialisées Exit ADMD Suisse romande – qui n’intervient qu’auprès des ressortissants suisses – et dans une moindre mesure Lifecircle, ouverte également aux étrangers. C’est toute la particularité du système suisse : ce sont des associations de droit privé qui accompagnent les personnes dans l’assistance au suicide. On en compte entre cinq et sept, et chacune établit son propre protocole, toujours à la condition de pouvoir attester qu’il n’y a pas de mobile égoïste.
Concrètement, comment se déroule la procédure ?
D’abord, il faut adhérer à l’une de ces associations. Pour Exit, structure que nous avons le plus suivie, la cotisation annuelle s’élève à l’équivalent d’une quarantaine d’euros. Adhérer ne signifie pas forcément vouloir en finir : beaucoup de gens s’inscrivent pour suivre les activités de l’association ou ses prises de position. Pour l’étude, nous avons documenté les situations à partir du moment où un adhérent prend contact avec l’association. Dès lors, il lui faut constituer un dossier, qui devra notamment inclure un rapport médical récent. En Suisse, pour bénéficier d’un suicide assisté, il faut être atteint d’une souffrance intenable, d’une maladie incurable ou d’une polypathologie invalidante liée à l’âge. Il faut aussi disposer de sa capacité de discernement. En cas de doute, une expertise peut être demandée à un psychiatre. Une fois ce dossier constitué, l’adhérent est mis en contact avec un accompagnateur bénévole et formé, qui le recevra ainsi que ses proches, notamment pour s’assurer que c’est bien sa décision. Ensuite, un rendez-vous pourra être fixé. C’est toujours à la personne qui sollicite cette assistance de rappeler, pas aux accompagnateurs.
Et le jour J ?
Il faut impérativement que le geste final soit réalisé par la personne elle-même : soit en avalant la solution létale fournie par l’accompagnateur soit, si ce n’est pas possible, par intraveineuse. Dans tous les cas, c’est toujours à la personne concernée d’activer le processus, sans quoi on tomberait sous le coup d’un meurtre sur demande, d’un geste euthanasique, ce qui est interdit. En principe, cela se fait plutôt le matin, puisqu’il est préférable d’être à jeun pour éviter les régurgitations de la substance létale, et en semaine, car les effectifs des médecins légistes ou de la police sont plus fournis que le week-end. Jusqu’au bout, les accompagnateurs s’assurent que la personne maintient sa décision. J’ai été marqué par la rapidité de certaines situations : entre le moment où la personne prononce ses derniers mots et celui où elle s’endort, il ne s’écoule parfois que quelques minutes.
Quel est le rôle des autorités ?
Le contrôle étatique est assez fort, mais il intervient plutôt après-coup : les suicides assistés sont toujours catégorisés comme des morts violentes, en tout cas comme des décès non naturels. Cela signifie qu’une instruction médico-légale est ouverte d’office : la police est appelée, un légiste inspecte le corps et prend des photos pour lever toute suspicion. La justice pourrait décider d’ouvrir une enquête si un proche déposait plainte ou avait un soupçon par exemple. Au cas où, l’association qui a pris la personne en charge consigne un déroulé précis de ce qui s’est passé.
Combien ça coûte ?
Pour Exit ADMD Suisse romande, que nous avons particulièrement étudiée, cela ne coûte rien d’autre que le prix de l’adhésion, si vous êtes membre depuis un certain temps. En cas d’adhésion tardive, une sorte de forfait de 350 francs suisses [350 euros, ndlr] peut être établi, pour couvrir les frais et par équité avec d’autres adhérents.
Qui sont les gens qui ont recours au suicide assisté ?
Il y a une prévalence de personnes atteintes de maladies neurologiques, même si, en nombre absolu, il y a davantage de gens souffrant de cancers. L’âge moyen tend à augmenter, pour atteindre 85 ans en moyenne, contre 75 ans il y a quelques années. Quant aux conditions socio-économiques, elles restent stables, ce qui tend à aller à l’encontre des débats que l’on peut occasionnellement entendre sur les potentiels risques d’une «pente glissante», soit la crainte que la société ne trouve dans l’aide à mourir un moyen de se débarrasser des plus vulnérables ou des personnes âgées en fin de vie. Enfin, on note une proportion un peu plus importante de femmes. Est-ce en lien avec la pratique du care, soit l’idée qu’elles seraient plus enclines à prendre soin de leur conjoint, jusqu’à préférer en finir que de devoir s’occuper d’elles-mêmes ? Ce n’est qu’une hypothèse.
Quelle est la proportion d’étrangers ?
Nous avons principalement travaillé avec une association destinée aux résidents suisses, donc il est difficile d’avoir une approche quantitative. En revanche, avec la seconde association, Lifecircle, nous avons accompagné deux Français. Leur discours était clairement en lien avec ce qui était faisable ou pas dans leur pays.
Quel regard la société suisse porte-t-elle sur cette question ?
Il y a un degré d’acceptation de l’assistance au suicide assez élevé, qui peut être dû au fait que ce sont des associations issues de la société civile qui en sont chargées. D’un point de vue juridique, l’assistance au suicide n’est pas forcément médicale: les médecins ne sont impliqués que dans la prescription du pentobarbital. C’est une particularité suisse. Au Canada par exemple, où une aide médicale à mourir est en vigueur, se pose toute la question de l’objection de conscience.
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