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mardi 6 décembre 2022

«Jeanne Dielman» élu meilleur film de tous les temps : une brèche bienvenue

par Camille Nevers  publié le 5 décembre 2022 

Selon une consultation de critiques de cinéma par «Sight and Sound», rendue publique jeudi, le long métrage de Chantal Akerman est le plus grand film de tous les temps. Une revanche sur les indétrônables «Citizen Kane» et «Vertigo» et un couronnement mérité, qui fracture le monde des cinéphiles.

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Film franco-belge de 1975, signé Chantal Akerman avec, presque seule, Delphine Seyrig. Au terme d’une consultation auprès de 1 600 critiques de cinéma et spécialistes divers (le double de votants d’il y a dix ans, et selon des règles enfin plus représentatives, en termes de genre et de répartition géographique), voilà ce film magnifique, célèbre et peu vu, radical sans être expérimental, ne satisfaisant bien entendu personne, soudainement promu meilleur film de l’histoire du cinéma.

Le 1er décembre a marqué la date d’un tremblement nerveux de magnitude 9 sur la face cinéphile de la Terre. La très respectée Sight and Sound, revue de cinéma la plus ancienne (fondée en 1932 sous l’égide du British Film Institute), a donc rendu son classement des 100 «meilleurs films de l’histoire du cinéma», selon son sondage décennal débuté en 1952. Ni les tenants du classicisme le plus inerte (Akerman ? trop chiant, trop moderne) ni les bilieux d’un purisme de compète (Seyrig ? trop «culte», trop star-system) n’ont apprécié et ne se font pas faute de le clamer. La plupart du temps ils n’ont pas vu le film. Il faut dire qu’il est difficilement visible, exigeant, long de plus de trois heures. Mais au-delà de son cas, il exprime quelque chose de manière beaucoup plus générale : combien des films sur les 100 plébiscités sont encore vus ? A part les plus récents, qui sont logiquement les plus discutables ?

Un «film de femme» mais aussi un film «de deux femmes»

Sur l’historique même de ce classement prestigieux, espèce d’instantané ou de cartographie de l’excellence faite septième art, erreurs d’appréciation comprises, et fonction quoi qu’on en dise des conjonctures esthétiques-politiques, des valeurs et des goûts de l’époque comme du tri sur le volet des votants, on se reportera plutôt que de s’exciter à vide à l’article interactif formidable, précis, analytique, édité par le New York Times depuis jeudi. Le champion en titre, Vertigo de Hitchcock, qui avait lui-même en 2012 détrôné l’immarcescible Citizen KaneRolls de la modernité sauce Hollywood au ronron toute catégorie depuis cinq décennies, est supplanté par un film hors studio et hors mainstream d’auteur, hors ère classique du cinéma. Moderne mais sans la déconstruction en puzzle du maniérisme wellesien, tout au contraire moderne par cette sorte de complétude rétablie, de transparence absolue, toute nue. Un film hors des modes réalisé par une femme, européenne, juive et lesbienne, avec pour seule trame son face-à-face avec une autre femme, féministe, actrice et star. C’est donc non seulement le couronnement d’un dit «film de femme», mais du film «de deux femmes» : Seyrig autant qu’Akerman.

Cette victoire, amère pour beaucoup, à laquelle on assiste, est la gloire heureuse de ces deux-là, indissociables de part et d’autre de la – femme à la – caméra. Les deux font, miroir l’une de l’autre, le film : une actrice-autrice, Seyrig, et une autrice-actrice, Akerman, puisque chacune a réalisé et été l’interprète de (ses) films. Ceux depuis lors qui se bouchent le nez et les oreilles ne veulent ni entendre ni voir à quel point la chose qui a lieu à l’occasion de cette promulgation aussi anodine et arbitraire qu’un palmarès est une ouverture immense au lieu d’une fermeture, un appel d’air au lieu d’une exclusion ou d’une revanche sur les gardiens d’un temple qui croyait sa religion exclusive et «naturelle». Ça ouvre un monde – non pas nouveau, mais englouti sous un certain «art officiel» et pire encore, méprisé par la «pop culture». Plus d’excuse à l’amnésie faraude de ceux-ci (geeks en réseau), plus d’égards pour l’ostracisme anti-intellectuel de ceux-là (cinéphiles de salon).

Loin de l’étanchéité bien gardée des dévots

Cela ouvre une brèche propice à fissurer la culture officielle «tout court». L’institutionnelle ou la youtubeuse, celle des spectateurs érudits ou celle de l’arrogance des ignorants, n’importe – le couronnement de Jeanne Dielman élargit la sphère, fait craquer les réseaux, et les listings sages, le bon goût, le beau monde. Akerman, puis Hitchcock, puis Welles, puis Ozu, ça a de la gueule. Ça a un autre visage que la trinité, bouffie sous le maquillage ou le scaphandre, du classement établi par les seuls cinéastes et publié en parallèle : 2001, Citizen Kane, le Parrain. Il y a les vignettes accotées sur les deux tops de Sight and Sound, et face à eux on voit donc : Seyrig, Kim Novak, et non loin Naomi Watts et Laura Harring dans Mulholland Drive, huitième. Ce «montage» involontaire des visages de part et d’autre parle haut.

On entend donc les entrailles du monde cinéphile gronder. Et cette façon d’envisager le rapport au cinéma «spécialiste» vaciller enfin, dans une grande joie stupéfiée. Exultation incrédule d’autant plus nette que, sollicitée pour établir notre propre liste, on n’avait soi-même pas voté selon d’autres critères que personnels, pas du tout prévu le séisme, préférant élire des films intimement vitaux à nos vies irrespirables – dont au passage un seul (Vertigo) figure parmi les 100 films couronnés.

Depuis, dans les journaux, sur les réseaux, tout un petit monde s’acharne et récrimine. Il y a de quoi faire parler, et de quoi lire d’inénarrables sottises. Exemple parmi d’autres mais plus édifiant que d’autres : sur Facebook, la saillie vexée de Paul Schrader, scénariste de Taxi Driver (film contemporain de l’Akerman, classé aussi mais loin derrière), à la verve «anti-woke» sinistre, conforme à la réaction, subitement trumpiste dans le texte. C’est aussi l’occasion des joies innombrables et inconnues. Le cinéma survit dans ces sursauts-là, trouvant une voie possible loin des figures de cire, de l’étanchéité bien gardée des dévots.

C’est au-dessous d’elle, que ça se passe, fulmine, jacasse

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Chantal Akerman tenait au titre entier, à sa longueur augurale et son adresse postale, avec ce mot, «commerce», en plein milieu. En plein milieu comme son personnage, comme son actrice, plein champ. En plein milieu d’un film qui ne fait commerce de rien, hors la femme au foyer qui occasionnellement se prostitue. Un personnage qui reconfigurait l’idée même de personnage. Jeanne Dielman, Delphine Seyrig, Chantal Akerman, tout en haut d’un top vénérable, amen. Seyrig la féministe, star de la Nouvelle Vague, icône occupée à éplucher des patates comme une pietà penchée. Akerman la révoltée, la bipolaire hyper-créatrice, immobile sans attaches, l’éternelle exilée.

L’élément magnifique, c’est que Jeanne Dielman est un film relativement peu vu. Beaucoup d’autres invisibles ou ne suscitant pas assez de curiosité forment à ses côtés, alors, ce continent-là, ni historique ni géographique, mais proprement cinématographique, que le film d’Akerman désigne en creux. Un monde menacé d’oubli. Aussi, le silence dont Akerman a fait l’objet même de son travail (et l’état particulier que ce silence produit, cette ambiance, cette sourde révolte et l’écho en chaque spectateur, solitaire) prend une épaisseur nouvelle à l’annonce de ce couronnement. Car ce silence est aux antipodes du bruit invraisemblable que l’annonce du topSight and Sound produit. C’est une impression curieuse, rare. Seyrig seule, qui regarde ailleurs, vaque à ses occupations, ne dit mot. Et cet encombrement de commentaires, de listes alternatives et courroucées, débats fielleux, amateurs offusqués qui s’étalent «au-dessous d’elle». Numéro 1 : Jeanne Dielman. Comme on dit que «ça lui passe au-dessus», cette fois c’est au-dessous d’elle que ça se passe, fulmine, jacasse, analyse. Si l’on y prête un instant attention, on voit que les patates qu’elle épluche en silence yeux baissés sur sa tâche c’est nous, tout ce bruit en dessous. Elle nous ignore depuis toujours, c’est ce qui rend le film encore plus grand, maintenant.


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