Par Gaétan Supertino Publié le 10 décembre 2022
Les représentants des principales religions françaises montent au créneau pour s’opposer à toute éventuelle loi qui autoriserait l’euthanasie active ou le suicide assisté. Une unanimité traduisant leur conception unanime de la sacralité de la vie.
« Il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie », affirmait Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe. Pour la grande majorité des religions du monde, la réponse est sans ambages : oui, la vie mérite d’être vécue, quoi qu’il advienne. Dieu nous l’a donnée (ou les dieux, ou la Nature…) et il ne nous appartient pas de la rendre.
Une telle vision permet, en partie, de comprendre l’opposition des représentants des principales religions à toute évolution de la loi sur la fin de vie en France. Ni « euthanasie active » (lorsqu’il est mis fin de manière « douce » à la vie de quelqu’un afin d’abréger ses souffrances), ni « suicide assisté » (acte de fournir un environnement et les moyens nécessaires à une personne pour qu’elle se suicide) ne saurait être toléré, la vie étant sacrée.
« Durant la crise liée au Covid, notre société a fait de lourds sacrifices pour “sauver la vie”. (…) Comment comprendre que, quelques mois seulement après, soit donnée l’impression que la société ne verrait pas d’autre issue à l’épreuve de la fragilité ou de la fin de vie que l’aide active à mourir, qu’un suicide assisté ? »,interrogent ainsi les évêques de France dans une tribune au Monde.
« L’euthanasie et le suicide assisté sont une profanation de l’acte de soin », dénoncent également dans nos colonnes les musulmans Sadek Beloucif, professeur d’anesthésie-réanimation, et Chems-Eddine Hafiz, recteur de la grande mosquée de Paris. « Je ne peux comprendre cette schizophrénie d’une société qui, d’un côté dépense des millions pour des campagnes contre le suicide et, de l’autre, en encouragerait une forme déguisée », déplorait fin novembre le grand rabbin de France, Haïm Korsia, dans Le Journal du dimanche.
Lors d’un débat organisé le 5 décembre à Sciences Po Paris, le président de la Fédération protestante de France, Christian Krieger, s’inquiétait même de voir se développer en France une « culture du mourir ». Les mots sont forts. Et s’il y a bien des considérations éthiques, médicales ou anthropologiques derrière de telles prises de position, qui peuvent être partagées par beaucoup de citoyens « sans religion », la théologie n’y est pas étrangère.
Ce que disent les religions monothéistes
« Le “tu ne tueras point” de l’Ancien Testament (Exode XX, 13) a eu de telles conséquences et si nombreuses qu’il est difficile encore aujourd’hui d’en prendre la mesure. Mais en ce qui concerne l’euthanasie, les choses sont simples : toute atteinte à la vie humaine est condamnée et digne des affres des flammes éternelles », résume l’historienne Françoise Biotti-Mache (« L’euthanasie : quelques mots de vocabulaire et d’histoire », revue des Etudes sur la mort, vol. 150, no 2, 2016, p. 17-33).
Le judaïsme et le christianisme vont élargir cet interdit à toute idée de suicide, qu’il soit assisté ou non, en s’appuyant sur différents textes. Dès le début de la Genèse (chapitre IX verset 5), la Bible proclame ainsi : « Votre sang, partie de vous-même, j’en demanderai compte. »
« C’est malgré toi que tu as été créé, que tu es né, que tu vis et que tu mourras et malgré toi tu devras rendre compte », lit-on également dans la littérature rabbinique (Traité des pères). « Sans doute le Talmud recommande-t-il de préférer la mort à la capitulation devant la tentation de l’apostasie, du meurtre ou de l’adultère imposés par la force, mais il ne préconise pas le suicide : que le fidèle se fasse tuer plutôt que d’y céder. Le martyre sera donc préféré », ajoute pour sa part le rabbin et historien Simon Schwarzfuchs. Ainsi, les guerriers israéliens réfugiés dans la forteresse de Massadapréférèrent-ils se tuer les uns les autres plutôt que de capituler devant les soldats romains, en l’an 73 de notre ère. Plusieurs textes du judaïsme affirment également qu’un suicidé peut être pardonné s’il n’était pas en pleine possession de ses moyens lors de l’acte, laissant un flou sur les cas concrets que cela englobe.
Dans le monde chrétien, c’est Augustin d’Hippone (354-430) qui, le premier, va formuler une doctrine claire : « Ceux qui sont coupables de leur mort n’ont pas accès à cette vie meilleure » (La Cité de Dieu, I, 47). En 452, le concile d’Arles déclare que le suicide est d’inspiration diabolique. Ce qui sera réaffirmé tout au long du Moyen Age, où les suicidés seront parfois même privés d’inhumation et excommuniés.
Jésus, en envoyant Judas le dénoncer, ne s’est-il pas « suicidé par la main interposée des Romains ? »
Aujourd’hui, la position des autorités catholiques et orthodoxes reste inchangée. Il « est toujours moralement inacceptable, au même titre que l’homicide. Bien que certains conditionnements psychologiques, culturels et sociaux puissent porter à accomplir un geste qui contredit aussi radicalement l’inclination innée de chacun à la vie, atténuant ou supprimant la responsabilité personnelle, le suicide, du point de vue objectif, est un acte gravement immoral, parce qu’il comporte le refus de l’amour envers soi-même… », réaffirme Jean-Paul II dans son encyclique Evangelium vitæ (1995).
Les sanctions ont toutefois évolué : le suicidé n’est plus excommunié et peut avoir le droit à des obsèques. En outre, « on ne doit pas désespérer du salut éternel des personnes qui se sont donné la mort. Dieu peut leur ménager, par les voies que lui seul connaît, l’occasion d’une salutaire repentance. L’Eglise prie pour les personnes qui ont attenté à leur vie », peut-on lire dans le catéchisme de l’Eglise.
Côté protestant, certaines Eglises considèrent cependant que la Bible est ambiguë sur le sujet, et que l’impératif « Tu ne tueras point » concerne avant tout le meurtre, et non les autres formes de « mises à mort » – formule que l’on trouve d’ailleurs à de nombreuses reprises dans la Bible. Après tout, Jésus, en envoyant Judas le dénoncer, ne s’est-il pas « suicidé par la main interposée des Romains, une euthanasie programmée pour le rachat des péchés de l’humanité ? », interroge Françoise Biotti-Mache, un brin provocatrice.
La Bible évoque d’ailleurs trois récits de suicide. Celui de Samson, qui fait s’écrouler sur lui le temple païen des Philistins ; celui de Saül, qui refusa de capituler face aux archers des mêmes Philistins et se jeta sur l’épée de son écuyer ; ainsi que celui d’Ahitofel, le conseiller du roi David et de son fils Absalon, qui ne supporta pas qu’on ait pu faire fi de certains de ses conseils. Aucun de ces trois suicides n’est condamné dans le texte.
En ce qui concerne l’islam, le suicide n’est pas mentionné de manière explicite dans le Coran. De nombreux passages condamnent toutefois le meurtre en général et soulignent que la vie est un don de Dieu. « Ne vous tuez pas vous-mêmes. Dieu envers vous est miséricordieux. Quiconque fait cela, par transgression et injustice, Nous le précipiterons dans le feu », lit-on également à la sourate 4 (29-30).
Plusieurs propos rapportés (hadiths) du Prophète incitent en outre à ne pas se laisser mourir. La tradition et la jurisprudence s’en serviront pour prohiber le suicide dans une large partie du monde musulman, avec des exceptions prévues pour les victimes de maladie mentale.
Quid des religions non monothéistes ?
Dans les religions non monothéistes, le suicide est également majoritairement condamné. Les bouddhistes et des hindous y voient ainsi un évitement de nos responsabilités ici-bas, et pensent que celui qui essaie d’échapper aux souffrances de cette vie risque d’en rencontrer des supérieures dans la prochaine. L’assistance au suicide, assimilée au meurtre, expose à un risque encore plus élevé.
Mais la différence avec les monothéismes reste majeure, l’enjeu n’étant pas, ici, la damnation éternelle imposée par une autorité transcendante. Chacun est seul responsable de son karma. Certaines écoles et/ou textes du bouddhisme et de l’hindouisme ont par ailleurs soutenu l’idée que le suicide est permis dans certaines circonstances, après l’accomplissement de certains rites ou pour ceux ayant atteint un certain degré de sagesse.
Le jaïnisme, religion d’Inde aux dix millions d’adeptes, ainsi que certains hindous, se distinguent par la pratique du santhara, qui consiste à se laisser mourir par le jeûne à la fin de sa vie. Il s’agit alors de consacrer le temps qu’il reste à la prière, à la méditation et à l’examen de conscience.
Hors des religions instituées, plusieurs communautés ont pu admettre certaines formes de suicide. Chez les anciens Esquimaux, par exemple, les suicidés pouvaient parfois accéder à un meilleur au-delà que les mauvais chasseurs, si leur acte servait la survie de la communauté. Les Mayas avaient même une déesse du suicide, Ixtab, littéralement « Femme à la corde », censée guider l’âme des suicidés après la mort.
Dans l’Antiquité gréco-romaine, comme le rappelle Françoise Biotti-Mache, « les épicuriens penchaient pour le caractère agréable de la mort choisie quand les stoïciens s’attardaient sur un suicide philosophique, guidé par la raison », lorsque celle-ci arrivait à la conclusion qu’il ne restait plus rien à accomplir. D’autres encore, ajoute l’historienne, se suicidaient « pour finir honorablement une vie glorieuse, un peu comme les samouraïs qui “faisaient seppuku” », ou hara-kiri, le suicide rituel.
Prendre en compte toutes les spiritualités
En outre, la croyance en une religion n’implique pas nécessairement une imperméabilité totale aux pensées suicidaires, même si elle tend à en préserver. « L’analyse qualitative des interviews des patients révèle que la religion était le plus souvent utilisée pour faire face au désespoir, qu’elle pouvait redonner un sens à la vie et que certains patients étaient sensibles à la condamnation du suicide par leur religion », notent les professeurs de psychiatrie Alain Malafosse et Philippe Huguelet dans un article de synthèse sur le sujet. Pour autant, ils ajoutent que la religion peut avoir un effet « incitatif », « en lien avec le souhait de vivre près de Dieu ou l’espoir d’une vie meilleure après la mort ».
« Certains patients disaient également avoir voulu mourir du fait de leur colère contre Dieu ou après avoir perdu la foi. D’autres disaient avoir tenté de se suicider suite à une rupture sociale d’avec leur communauté religieuse », poursuivent-ils, appelant leurs pairs et les équipes soignantes à mieux prendre en compte la spiritualité des patients suicidaires.
Alors que s’ouvre la convention citoyenne sur la fin de vie, où la question de la possibilité de choisir sa mort sera centrale, des voix s’élèvent également pour que soient prises en compte les spiritualités dans leur diversité et leur complexité dans les débats sur une éventuelle future loi.
« Les besoins spirituels sont souvent cachés, peu saisissables car non formalisés »
Les religions « reconnaissent la valeur humaine de lutter contre la souffrance, mais à condition que cette lutte ne s’oppose pas au dessein divin. A l’inverse, pour ceux qui ne croient pas en une divinité suprême ou qui croient en un mystère non personnalisé, la réponse est autre. S’ils respectent la nature dans ce qu’elle apporte de positif à l’homme, ils s’opposent à ses méfaits, et défendent le principe que la lutte contre la souffrance peut, dans certaines circonstances, supplanter le maintien de la vie. Et pour atteindre cet objectif, ils demandent l’aide à la médecine », souligne ainsi le médecin et écrivain Denis Labayle dans une tribune au Monde, appelant à ce que « chacun puisse choisir en fonction de ses convictions ».
Sans aller jusqu’à demander une évolution de la loi, beaucoup sollicitent une meilleure prise en compte des « besoins spirituels » des patients en fin de vie, qu’ils soient tentés ou non d’abréger leur existence.
« Les besoins spirituels sont souvent cachés, peu saisissables car non formalisés clairement, ils sont dans les non-dits et donc moins facilement repérables par les cliniciens, les chercheurs et tous ceux qui accompagnent au quotidien les personnes » en fin de vie, constatent les professeurs de psychologie Océane Agli et Nathalie Bailly (Psychologie et spiritualité, 2021). « Néanmoins, les recherches expérimentales et la pratique clinique montrent des effets bénéfiques de la spiritualité. Celle-ci peut largement contribuer au maintien, voire à l’amélioration de la qualité de vie en donnant du sens à sa vie, y compris à sa fin de vie », concluent-elles, appelant à approfondir les recherches sur le sujet dans le monde francophone, et à mieux former les soignants sur ces questions.
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