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mardi 6 décembre 2022

Le cheminement des familles de jeunes transgenres, de la sidération au « non-sujet »


 



Par   Publié le 5 décembre 2022

Pour les parents, le coming out d’un enfant est souvent un séisme. Un choc qu’il faut accepter, comprendre, entre inquiétude et culpabilité. 

« Un choc »« un tsunami »« un avant et un après »… Le vocabulaire employé par les parents d’enfants transgenres que Le Monde a rencontrés est sans équivoque. Lorsqu’ils apprennent la nouvelle, c’est la sidération. Jeanne (elle souhaite que seuls son prénom et celui de son enfant apparaissent), rencontrée avec son fils Charlie à la consultation spécialisée de la pédopsychiatre Agnès Condat, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, l’a vécue.

Son fils, aujourd’hui lycéen parisien de 16 ans, s’est retrouvé, il y a quatre ans, envoyé par les urgences dans le bureau de la médecin, qui y reçoit depuis 2013 des mineurs « en questionnement sur leur identité de genre » et leurs familles. A l’époque, Charlie ressentait une très forte « dysphorie de genre », un sentiment d’inadéquation entre son sexe de naissance (féminin) et celui auquel il s’identifie (masculin). Une période douloureuse, marquée par des envies suicidaires, que résume pudiquement Jeanne : « Depuis son entrée en 6e, ça n’allait plus du tout. »

Le docteur Agnès Condat, pédopsychiatre, lors d’une consultation sur l’identité sexuée au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, le 15 septembre 2022.

Selon la littérature scientifique, entre 0,1 % et 2 % de la population est concernée par la transidentité, le fait de ne pas se reconnaître, ou partiellement, dans le sexe assigné à la naissance. Bien souvent, l’adolescence et l’apparition des caractères sexuels secondaires sont un passage charnière, potentiellement générateur de souffrances pour les personnes transgenres.

Pour Charlie, ce fut le moment de l’annonce à la famille. Un petit mot laissé sur la table de la cuisine, à destination de ses parents, peu avant ses 12 ans. « Il nous écrivait qu’il était un garçon. » Jeanne se souvient, émue : « Je suis allée le voir dans sa chambre, il était bouleversé, il pleurait dans son lit. L’urgence pour moi était de le rassurer. » La transidentité ? Elle n’y avait jamais pensé, questionnant en revanche son orientation sexuelle. « Je voyais bien que mon enfant était sensible aux questions LGBT, j’avais abordé le sujet avec lui, en lui demandant s’il préférait les filles ou les garçons. »

Abîmes de culpabilité et d’angoisse

Anne Marbot (un pseudonyme, choisi pour raconter son histoire dans la passionnante bande dessinée Transitions d’Elodie Durand, parue en avril 2021 aux éditions Delcourt) avait, elle aussi, posé la question à sa fille de 19 ans, dont le récent changement de look (cheveux coupés très court) et vestimentaire (vêtements larges, cachant ses formes féminines) éveillait une interrogation. « J’ai cru qu’il lui était arrivé quelque chose de grave. Je l’ai interrogé de façon très maladroite : pourquoi tu te déguises en garçon ? Il m’a répondu : Je ne me déguise pas » – dans son récit, elle ne le « genre » qu’au masculin.

« Passer à côté d’une chose si énorme, on se dit forcément qu’on a mal fait, qu’on a raté quelque chose en tant que parent », raconte Anne Marbot, mère d’Alex

Peu de temps après, le 21 janvier 2017, « Alex » (un pseudonyme également) lui annonce qu’il est un garçon. Anne, chercheuse à l’université, spécialisée en biologie animale, « tombe des nues ». Elle plonge dans des abîmes de culpabilité et d’angoisse. « Nous étions très proches, et pourtant je n’ai rien vu. Passer à côté d’une chose si énorme, on se dit forcément qu’on a mal fait, qu’on a raté quelque chose en tant que parent », confie-t-elle avec émotion, presque six ans après. Il lui a fallu plusieurs mois pour encaisser. Longtemps, elle a « cherché à comprendre ce qui se passait dans la tête de [son] enfant », avant de se résoudre finalement à ce qu’« il n’y ait pas d’explication, il faut aussi renoncer à ça »« Le problème, c’était plutôt moi et comment parvenir à m’extirper de mes préjugés et de mes projections de mon enfant pour l’accepter tel qu’il est », considère-t-elle aujourd’hui.

« Peur qu’il se fasse tabasser »

Le coming out, ce moment de la révélation de la transidentité du jeune à sa famille, fait en général l’effet d’une « déflagration », convient Maryse Rizza, présidente de l’association Grandir trans, qui rassemble environ 1 300 familles concernées. « Dans notre société, toute la construction de la parentalité se fait sur le sexe de l’enfant, y compris avant sa naissance », rappelle cette mère d’un adolescent trans qui a fait son coming out à l’âge de 9 ans. « On s’est rendu compte au sein de l’association qu’on traversait tous des choses très douloureuses. On a peur. Peur que notre enfant se fasse discriminer, peur qu’il se fasse tabasser dans la rue ou à l’école. Peur des opérations et de l’effet sur leur santé… », liste-t-elle.

« Ça prend du temps, pour la famille, mais aussi pour l’entourage et pour le jeune concerné, de pouvoir élaborer quelque chose et de penser où il va, pour quoi il y va et comment il y va », avance la pédopsychiatre Agnès Condat, qui accueille les situations les plus complexes, avec des jeunes en grande souffrance.

Le docteur Agnès Condat, pédopsychiatre, spécialiste de l’identité sexuée au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, le 15 septembre 2022.

Quand Sasha Baudry annonce à ses parents, Marie et Alexandre, en début de 2de, être un garçon transgenre, sa mère y voit enfin « un début de réponse » au mal-être profond qu’exprime son enfant de 16 ans. Son père pense d’abord à « une lubie », reconnaît-il aujourd’hui, contrit. « Au début, on s’est beaucoup disputés, ils me disaient “tu ne te feras pas opérer” », complète Sasha en regardant ses parents, tous trois réunis pour recevoir Le Monde dans la maison familiale d’Evreux, en Normandie. Dans la pièce voisine, Achille, le petit dernier de 11 ans, écoute d’une oreille.

Jointe par téléphone, Mahaut, 15 ans à l’époque et 19 ans aujourd’hui, qui fait ses études à l’étranger, se souvient bien de cette « période un peu bancale »« Mon frère avait beaucoup de problèmes personnels, la première chose que j’ai comprise c’est qu’aller dans son sens était ce que je pouvais faire pour qu’il aille mieux. » Pendant quelques mois, elle est d’ailleurs « la seule à le genrer au masculin ».

En parallèle, Sasha consulte un psychiatre, à Paris. A l’issue de quelques rendez-vous, « il nous a dit qu’il n’y avait aucun doute sur la transidentité, raconte Marie. Pour moi, ça a été un vrai soulagement, je ne voulais pas me tromper. » Dès lors, tous composent, à tâtons. Chacun à son rythme. Alexandre, le père, évoque une « phase traumatique » et le soutien important apporté par la thérapie familiale qu’ils entreprennent tous les cinq. « Cela m’a beaucoup aidé, ça fédérait tout le monde autour de ce que soulevait ce bouleversement dans nos vies », estime Alexandre. Le couple reconnaît sans peine des « frottements » à l’époque. « On avançait, mais pas à la même vitesse », dit Marie malicieusement en regardant Alexandre.

Souvenir un peu amer des coming out successifs

Cheminer ensemble, c’est l’un des défis posés aux familles par la transidentité d’un enfant. Le nommer avec son nouveau prénom fait partie des étapes importantes. Charlie « avait fait une liste, et on en a discuté ensemble », se rappelle Jeanne.

De son côté, Sasha « était déjà appelé et genré autrement par [ses] copains » au moment de l’annonce à sa famille. « On a commencé par changer son pronom, parce qu’au départ il ne voulait pas changer son prénom de naissance », ajoute sa mère, Marie. Avec affection, elle lui lance : « Tu te souviens ? Ce n’était pas simple quand même ! »

Sasha, 21 ans, avec sa mère, Marie, et son père, Alexandre, ainsi qu’Achille, son petit frère de 11 ans, chez eux à Evreux, 16 novembre 2022.

Anne Marbot garde un souvenir précis de la première fois où elle a nommé son fils « Alex ». C’était à Noël, après le coming out. C’est en voyant toute sa famille, réunie à cette occasion, et notamment ses propres parents, s’évertuer à accueillir au mieux ce changement en prenant soin de le genrer au masculin et de l’appeler avec son nouveau prénom, qu’elle passe un cap. Au cours de la soirée, elle change les étiquettes des cadeaux destinés à son fils, et écrit « Alex » sur les nouvelles.

L’acceptation passe aussi par le fait de partager la transidentité avec les proches, y compris avec les frères et sœurs quand il y en a. Le mari d’Anne, Mat (qui a aussi choisi un pseudonyme), inquiet des répercussions éventuelles sur les deux jeunes demi-frères d’Alex, ses enfants, avait consulté un psychologue pour se rassurer. Finalement, « leur seule réaction a été : “Alex ? C’est pourri comme prénom” », raconte-t-il en souriant. Aujourd’hui âgé de 25 ans, Alex garde un souvenir un peu amer de ses coming out successifs, passages obligés devant chaque membre de sa famille, recomposée et nombreuse. « Souvent, les réactions se faisaient en deux temps quand elles étaient négatives : certains réagissaient à chaud et parfois pas très bien puis, bien souvent, ils revenaient me voir pour me dire “c’est bon, j’ai réfléchi”. » S’il y eut quelques oncles et tantes réfractaires, avec qui il a « coupé les ponts pendant quelques mois », la grande majorité l’a compris et accepté.

« Une force que je ne soupçonnais pas »

Pour les jeunes gens transgenres, population particulièrement touchée par les violences et au risque suicidaire plus élevé que la moyenne, le soutien des proches compte énormément. Mais certains n’y parviennent pas, allant jusqu’à la rupture. « Il y a des parents qui ne peuvent pas le supporter, qui attendent de nous qu’on remette leur enfant dans les rails. Certains pensent que c’est un choix, et que si l’enfant maintient ce choix, il faut qu’il parte », regrette le docteur Condat.

Sasha, 21 ans, avec sa mère, Marie, et son père, Alexandre, chez eux à Evreux, 16 novembre 2022.

Pour les parents de Charlie, Sasha et Alex, s’il n’a jamais été question d’un tel rejet, les années ont apporté une forme d’apaisement. Des inquiétudes demeurent, liées aux manifestations de transphobie du monde extérieur ou aux doutes sur les éventuelles conséquences sur leur santé de la prise d’hormones masculines et des opérations de leur corps – deux d’entre eux ont effectué des mastectomies. Mais la bourrasque est passée. « On a été en eaux troubles pendant plusieurs années », résume Marie, la mère de Sasha, évoquant « un bouleversement, un accompagnement, une reconstruction du cercle familial, et finalement un non-sujet ».

Sans qu’elles se connaissent, ses mots font écho à ceux choisis par Jeanne, la mère de Charlie, qui dresse ce bilan : « Finalement, il est beaucoup plus costaud que ce qu’on imaginait au départ. Faut y aller pour réussir à faire son coming out à 12 ans, et tout ce qu’il a traversé depuis… Ça a révélé une force que je ne soupçonnais pas. » Et maintenant ? Pour elle, « la transidentité n’est plus un sujet ».



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