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mardi 27 décembre 2022

Témoignage Harcèlement scolaire : «Dès les premières insultes, j’ai cessé de m’aimer»

par Cécile Bourgneuf et photo Emma Burlet   publié le 26 décembre 2022

Injuriée, frappée, aspergée d’essence et menacée de mort : Anne-Liz Deba a vécu un véritable calvaire au collège, aggravé selon elle par l’inaction de l’équipe pédagogique. Durablement traumatisée, elle tente aujourd’hui d’aider d’autres victimes à se reconstruire.

700 000 élèves sont en moyenne victimes de harcèlement chaque année, soit deux à trois enfants par classe. Ils en resteront durablement marqués, quand les conséquences ne sont pas encore plus dramatiques. Chaque mois, Libérationaborde ce phénomène majeur chez les mineurs.

Elle ne peut plus bouger. Tétanisée. Elle en est certaine, elle va mourir devant son collège, tuée par ses harceleurs. Ils viennent de vider deux bidons d’essence. L’un dans l’allée, jusqu’à ses pieds. L’autre, sur elle. «Brûle-la ! Brûle-la !» scande le groupe de garçons hilares tandis qu’un élève s’approche avec un briquet. Il l’allume, l’éteint puis brandit la flamme devant ses yeux. Anne-Liz a 13 ans.«Au moins tout ça s’arrêtera enfin», se dit-elle. «Tout ça», ce sont des années de harcèlement scolaire dont témoigne aujourd’hui Anne-Liz Deba dans les écoles, dans les médias et dans son podcast Smile. Lorsqu’on rencontre la jeune femme de 21 ans dans un café de l’Est parisien, on est d’abord frappé par son sourire.

Un sourire éclatant, qui contraste avec la violence du récit qu’elle livre avec précision. Chaque détail compte dans le calvaire qu’elle a subi dès la sixième dans un collège du XXe arrondissement. Des années d’insultes et de violences dont la gravité n’a fait qu’empirer au fil des mois avec le silence «complice» de l’équipe pédagogique, dénonce-t-elle. Sollicité par Libération, le rectorat de Paris indique ne pas souhaiter s’exprimer sur les faits de harcèlement vécus par la jeune femme et sur leur gestion avant son agression en 2014.

«Ce ne sont que des jeux d’enfants»

A son entrée en 6e, Anne-Liz est une petite fille joyeuse, sociable, sportive et populaire. Elle a retrouvé ses amis du primaire et s’est fait de nouveaux copains. En cours, l’un de ses profs a pour mauvaise habitude d’annoncer les notes à ses élèves à voix haute. Très vite, les bons résultats d’Anne-Liz agacent certains de ses camarades, qui le lui font comprendre à coups de commentaires grinçants : «Elle va encore avoir 18 celle-là», «De toute façon t’es une intello». Elle encaisse. Et puis un jour, ce mot sur sa table, en plein cours : «T’es une pute.» Le premier d’une longue série. «Dès les premiers mots, j’ai arrêté de m’aimer», se souvient Anne-Liz, alors persuadée que les injures déposées sur son bureau sont justifiées.

Elle cesse de s’alimenter. Son corps change, pas les insultes. Elle bascule dans la boulimie. «J’ai noyé mes émotions dans la nourriture», analyse-t-elle avec le recul. A côté de ça, elle se «défonce en cours», reçoit toujours des félicitations. Mais ce harcèlement, circonscrit dans sa classe, pèse trop sur ses épaules. Deux autres élèves sont comme elle traitées «d’intellos». A trois, elles parlent à leur prof de technologie qui leur répond : «C’est juste de la jalousie, c’est rien, ça va passer», rapporte Anne-Liz. Mais le harcèlement reprend de plus belle. Vers la fin de l’année, la petite fille se confie à sa mère qui se déplace au collège. «Ce ne sont que des jeux d’enfants», aurait encore minimisé son professeur.

«Il fallait que je meure pour qu’il se passe quelque chose ?»

Anne-Liz demande à changer de collège en 5e, sans y parvenir. Une autre classe, alors ? Pas possible non plus. «Alors que j’avais été harcelée, et que la direction était au courant !» s’indigne-t-elle. Plutôt du genre optimiste, Anne-Liz veut croire que tout ira mieux en 5e. Sa professeure principale lui propose de devenir responsable d’un cahier dans lequel les professeurs consignent les incidents survenus en cours. Des élèves l’interceptent un jour dans les couloirs pour récupérer le cahier. Une vingtaine de personnes l’encerclent. «J’ai été tabassée. On m’a mis des claques, des coups de pied, des coups de poing, on m’a traitée de tous les noms», décrit-elle. Personne ne la défend, «pas même les professeurs qui passaient sans rien dire», assure-t-elle. Un copain finit par s’interposer. En larmes, Anne-Liz raconte son agression à une surveillante en montrant du doigt ses affaires éparpillées dans la cour. «Elle m’a ri au nez en me disant : “Ce sont des garçons, ils sont amoureux de toi !” Il fallait que je meure pour qu’il se passe quelque chose ?» s’interroge-t-elle aujourd’hui.

Dès lors, le harcèlement devient quotidien. On la pousse dans les escaliers, on lui donne des petites tapes sur la tête en guise de bonjour, on l’insulte copieusement. «J’étais traitée comme une bête, je n’étais plus rien», résume-t-elle. Chez elle, le soir, elle se mutile pour oublier cette souffrance et ne plus penser qu’à «ces traces qui deviennent rouges et font mal, très mal», note-t-elle dans son agenda de l’époque, avec son écriture de petite fille qui dessine des ronds au-dessus des «i». Elle écrit beaucoup dans sa chambre d’enfant mais son cocon n’est même plus imperméable aux insultes. Le harcèlement se poursuit sur les réseaux sociaux : «Les garçons me demandaient de les sucer, me traitaient de grosse pute. Je recevais des messages du type “suicide-toi”, “t’es une grosse merde”, “tu sers à rien”», relate-t-elle sans fléchir.

Sa prof principale la prend un jour à part. Elle a bien remarqué que quelque chose clochait. Les notes d’Anne-Liz ont dégringolé. La collégienne déballe tout. «C’est du harcèlement scolaire», traduit l’enseignante. Elle, harcelée ? «Mais non, en dehors de ma classe, j’avais des amis dans le collège qui m’aimaient vraiment. J’avais du mal à croire que ça m’arrivait à moi.» Les meneurs sont convoqués avec leurs parents dans le bureau de la direction. «Ils ont juste eu droit à un rappel à l’ordre.» Anne-Liz se souvient très bien des mots prononcés à ce moment-là. Ils ont leur importance. «On leur a dit : “Si vous continuez d’embêter Anne-Liz, vous aurez une heure de colle.” Tout à coup, je n’étais plus harcelée mais embêtée !» s’emporte-t-elle. Les insultes et les coups reprennent. En 4e, Anne-Liz assure avoir une nouvelle fois demandé à changer d’établissement ou de classe, au moins. Refusé. Elle se retrouve pour la troisième année de suite dans la classe de ses harceleurs.

«Ils n’ont pas réussi à te tuer, on va le faire»

Le 23 septembre 2014, l’adolescente découvre en rentrant chez elle qu’il manque des affaires dans son sac à dos. On lui a volé son portable et son portefeuille pendant la récré. Elle retourne au collège. A sa sortie, elle remarque une bande devant l’établissement. L’un d’eux sort du lot et s’avance. Elle le connaît : «On m’a volé mes affaires. T’as des infos ?» Il se retourne : «Eh les gars, elle nous traite de voleurs !» La bande d’une dizaine de garçons se rapproche. «Je me suis dit : “Ça y est, ils vont me tuer.”» Aspergée d’essence, elle explique avoir finalement trouvé la force de s’échapper. Elle porte plainte le lendemain. Une enquête est ouverte pour violences aggravées. «Pour la justice, ce n’est pas une tentative d’assassinat alors qu’il s’agit d’un guet-apens, soutient de son côté Anne-Liz. Tout était prémédité, du vol de mes affaires aux bidons d’essence.» Trois de ses agresseurs sont exclus définitivement du collège et feront l’objet de mesures alternatives aux poursuites, évitant un procès pénal, prononcées par le parquet de Paris. Il s’agit notamment de «réparations pénales pour les mineurs à visée pédagogique et éducative donnant à réfléchir sur l’action commise», précise le parquet.

Après cette agression, le calvaire d’Anne-Liz ne s’arrête pas pour autant. «J’étais appelée “la balance”. Les autres agresseurs du collège me disaient : ”Ils n’ont pas réussi à te tuer, t’inquiète on va le faire.“» Anne-Liz est poursuivie jusque chez elle par ces collégiens qui habitent son quartier. Elle demande encore une fois à changer d’établissement, son collège refuse, sous prétexte que c’est impossible avant les vacances de la Toussaint. Visiblement conscient du danger, le collège lui propose à la place d’être «accompagnée par le personnel de l’éducation nationale sur les trajets domicile-collège», indique le rectorat de Paris à Libération, sans apporter davantage de précisions. Anne-Liz affirme qu’il s’agissait d’«un vrai garde du corps» et qu’elle était aussi accompagnée de temps en temps par Pacôme Kipré, un adjoint éducatif du collège et à ce titre personnel de la ville de Paris et non de l’éducation nationale. Ce dernier, toujours en poste dans le même collège, assure avoir protégé à temps plein la jeune fille sur ses trajets : «C’était bien moi le garde du corps dont elle parle. Ses bourreaux l’attendaient tous les jours à la sortie et la menaçaient devant moi. Ils lui disaient des horreurs, “Tu vas mourir, on va te tuer”. Tels que je les connais, ces gamins seraient passés à l’acte si je n’avais pas été là.»

«Je les aide à s’aimer au quotidien»

Pacôme Kipré se souvient d’une jeune fille très appréciée par l’équipe pédagogique : «C’était notre mascotte, elle avait beaucoup de répartie. Son crime, c’était d’être intelligente.» Pourquoi l’adolescente, agressée et encore menacée de mort, n’a-t-elle pas pu changer de collège au plus vite ? «C’était difficile de se séparer d’elle, si on la perdait, ça pouvait faire baisser les statistiques de l’établissement puisqu’elle avait de bons résultats», admet-il de manière très prosaïque. Pour autant, l’adjoint éducatif estime que le collège «n’a pas été défaillant» dans cette affaire. Ce que conteste Anne-Liz : «Attendre une tentative d’assassinat pour enfin réagir prouve bien que le collège et le rectorat ont été défaillants du début à la fin.» Même après avoir changé d’établissement, la jeune femme raconte avoir été poursuivie jusqu’à ses 17 ans par ses agresseurs. L’équipe de direction «a toujours été à l’écoute de la jeune fille et de sa famille tout au long de la procédure», ajoute le rectorat.

Derrière son sourire, Anne-Liz ne cache pas ses années de souffrance. Tentatives de suicide, stress post-traumatique, hypervigilance, anxiété généralisée… Après deux années de droit, elle a dû arrêter ses études pour dépression sévère. Cette année, elle a choisi de faire son service civique en intervenant chaque jour dans une école parisienne pour parler du harcèlement scolaire «parce qu’il faut le prévenir en éduquant les enfants sur les violences, les valeurs humaines, l’amour de soi et des autres, tout comme le respect de soi et des autres.» La jeune femme sort très peu et préfère se confier sur son compte Instagram et dans son podcast Smile, lancé voilà plus de deux ans. Ses émissions s’adressent notamment aux victimes de violences, notamment de harcèlement scolaire. «Je les aide à s’aimer au quotidien, à croire en elles, à libérer la parole. Je veux leur faire prendre conscience qu’il est possible d’aller de l’avant, de se reconstruire après avoir été violentée.» Anne-Liz est justement en train de réapprendre à vivre, doucement.


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